Résumé:
"Heiner
Berger ? Non ! Je m’appelle Victor Berger. Tout était dans la subtilité de
la prononciation. À l’écrit, cela ne changeait rien. Tout se passait à
l’oral. Si la voix m’obligeait à traverser contre mon gré la frontière
allemande sous des regards inquisiteurs, ma résistance à prononcer
différemment mon nom les entrainait dans ce trouble du langage que l’on
nomme gammacisme. Le « g », troisième lettre de l’alphabet grec, était
devenu ma croix. Celle que mon père m’avait léguée en me donnant son nom."
Heiner est né
d'un père allemand. Victor, d'une mère française. Dresde 1942. Sous les pas du
nouveau-né, le chaos d'un monde, les ruines d'un berceau, les veines dans
lesquelles le poison de l'histoire. Altération de l'innocence. Toute une
génération.
Février 1945.
Heiner Victor Berger et sa mère fuient l'Allemagne pour toujours. Chacun
emportant son fantôme. Elle, son grand amour. À devenir l'écrin d'un silence
abyssal. Lui, le spectre de ce père inconnu, universitaire et philologue, mort
sur le front russe dans son uniforme allemand et dont le corps ne fut jamais
retrouvé.
Comment cet
érudit a-t-il pu s'enliser en pareil destin ? À quoi sert la connaissance, si
elle conduit là ?
70 ans après,
Heiner Victor Berger revient à Dresde pour la première fois. La ville
reconstruite lui donne une impression de décor de cinéma. Une scène sur
laquelle il va tenter de retrouver la véracité d'un temps révolu, lui qui toute
sa vie se grima pour dissimuler ses racines allemandes.
Dans ces rues
étrangères où il semble tourner en rond, il va y faire une rencontre capitale.
Une jeune femme dont l'amour pour l'Allemagne et un homme en particulier, lui
renverront l'image déconcertante de cet incommensurable amour que fut celui de
sa mère pour son père.
De la négation
d'un monde vers une traversée où des pas rédempteurs.
*****
Extraits :
(…)
Derrière
mon grillage, j’ai vécu. Il faisait si noir dans cette cave où l’enfant que
j’étais s’y réfugiait. Les grands m’y conduisaient. Avec moi ils restaient. La
peur des bombardements se lisait sur leurs visages fatigués. Ils furent mes
premières lectures. Parfois à la simple lueur d’une bougie.
(…)
Revenir.
C’est pire que le souvenir. Mais sans le souvenir difficile de poursuivre ici. Vous
pouvez peut-être m’aider. Me sauver. Contre quel danger ? Sans doute
est-il encore trop tôt pour le nommer. Mais faut-il nommer pour expier ?
Quel crime ai-je donc commis, hormis d’être né ici ? Ici, où je n’ai pas
vécu. Où je n’ai fait que quelques pas. Mes premiers. À m’enchaîner une vie
entière dans la négation du moindre grain de poussière de cette terre.
(…)
Enfant
j’aimais me déguiser et inventer des personnages. Sous ces masques d’emprunts,
je me sentais en sécurité. Plus tard, lorsque je suis monté sur scène, je
pouvais tout interpréter ; mais jamais je n’aurais accepté un rôle où j’aurais
eu du sang sur les mains. Même fictif, je ne pouvais pas.
Lorsque
l’on a commencé à parler de moi dans le théâtre, j’ai tout fait pour me faire
oublier. Gagner ma vie autrement. J’ai fui et suis reparti vers cette zone
d’ombre qui protège des regards.
(…)
Expier
les crimes des pères ! Un acte salutaire ? Ces pères dont bien
souvent nous ne savions rien. Ils étaient morts à la guerre. Et parmi ceux qui survécurent,
la plupart gardaient le silence sur ce sujet.
Il
nous restait les larmes. Expiatoires, rédemptrices ou tout simplement tristes. Difficile
de discerner celles que nous versions sur nous-mêmes de celles qui se mêlaient
à toutes celles qui formaient ce Styx allemand.
Je
n’ai pas le souvenir du visage de mon père vivant. Seulement cette photo dont ma
mère jamais ne se séparait. Un portrait en noir et blanc d’un homme vêtu d’un
costume beige foncé ou gris clair. Le doute subsistait toujours lorsque mon
regard glissait sur ce papier glacé où l’ombre et la lumière aux nuances
vieillissantes ne laissaient rien filtrer de leurs dualités.
(…)
Quand
je fus étudiant, je cherchai inconsciemment à m’identifier à des figures héroïques.
Pour cela, j’allais glaner sur les terres de mon père, espérant y trouver de
quoi me satisfaire. Mes quêtes me conduisirent à découvrir « La Rose
blanche ». Un groupe de résistants allemands, anti-fascistes que fondèrent
deux étudiants, Hans Scholl et Alexander Schmorell, l’année de ma naissance.
J’admirais leur courage exemplaire et m’accrochai dur comme fer à leurs idéaux.
Ils me donnèrent des forces inestimables et un immense espoir dont toute
jeunesse devrait prendre de la graine, dès que les germes du fascisme
commencent à poindre sur une terre et tente d’en gangréner les esprits.
Parmi
mes premières conquêtes féminines, je cherchai naïvement une figure semblable à
celle de Sophie Scholl, arrêtée par la gestapo et guillotinée avec son frère Hans
et la plupart des membres du groupe « La Rose blanche ». Ceux qui
échappèrent à cette mort atroce, la trouvèrent dans les camps où ils furent
envoyés. Leurs bravoures m’arrachaient les larmes d’espérances que le Reich m’avait
ôtées.
« Die
Weisse Rose », mon père ne pouvait ignorer l’existence de ce groupe dont
la figure de proue était l’un de ses homologues, l’universitaire Kurt Huber qui
fut comme Hans et Sophie, guillotiné.
(…)
Lorsque
ma mère quitta l’Allemagne en février 1945, elle n’emporta avec elle que
quelques notes et trois livres qui racontaient une autre histoire que celle que
j’aurais voulu savoir. Sauver la linguistique, en ces temps effroyables, fut
pour moi une aberration que je n’ai toujours pas comprise.
Ces
quelques livres trônèrent jusqu’à sa mort dans la bibliothèque qu’elle
reconstitua peu à peu autour de ces reliques. Elles n’intéressaient qu’elle et ses
visiteurs que je trouvais tout aussi austères et ennuyeux que ces œuvres que
j’avais un jour parcourues et aussitôt refermées.
(…)
Des
décennies se sont écoulées sur les rives de l’Elbe. La ville fut reconstruite.
Par endroits à l’identique. Imperturbable, le fleuve a poursuivi son cours, me
laissant vivre ma vie ailleurs, le temps que j’aie la force d’entrouvrir cette
porte derrière laquelle.
Depuis
l’enfance, je diffère ce moment. Et puis me voilà.
Poussé
par une force inconnue, je me retrouve seul au cœur de la ville. J’y reviens, comme
si je venais tout juste. À peine…
(…)
Dans
le hall de l’hôtel, un grondement bourdonnant sortait de toutes les bouches que
je croisais. Chacune émettait un son de plus en plus distinct à mesure que
j’approchais. Je ne comprenais pas ce qu’elles disaient, mais je reconnaissais la
tonalité de cette langue que j’avais esquivée, telle une maladie contagieuse.
Ma mère m’avait empêché de l’attraper, en faisant tout son possible pour que
leur histoire ne devienne pas la mienne.
De
quoi êtes-vous coupable ? De rien, me disait ce hall d’hôtel. Tous
allaient, venaient naturellement comme si de rien n’était. Mais qu’y avait-il
derrière ce rien ?
(…)
Ma
nuit avait été calme. Mon réveil serein. Ici. Je me sentais bien. Cet hôtel faisait
tout son possible pour rendre mes premiers pas agréables. Oui, j’aimais cet
endroit. Il me faisait oublier les douloureuses fondations sur lesquelles il
avait pris corps. À me donner le sentiment troublant de restituer son élégance
et son raffinement à cette Allemagne qui aurait toujours dû.
La
beauté d’un passé, pour moi seul, en cet espace reconstitué. J’avais envie
de me laisser porter et d’y croire.
(…)
Les
archives d’hier deviennent un jour parfois la chair vivante de notre présent. Que
s’est-il passé ? Rien. Le temps s’est simplement écoulé sans nullement
enseigner. Et malgré tous les efforts de mémoire, les hommes ont fini par ne
plus se sentir concernés.
(…)
Une
voix de femme déchira le silence des lieux et me ramena dans ce
« Kunst-Café-Antik ». J’avais la certitude que cette voix appartenait
à celle qui avait fait hurler le sol, en enfonçant ses talons dans ses chairs
minérales.
(…)
On
devrait mettre un panneau à l’entrée. Un panneau qui interdirait de parler, en
ce lieu de méditation.
Cette
voix força la serrure de mes paupières. J’ouvris les yeux. Et elle m’apparut
dans sa robe fleurie.
(…)
Lorsque
j’ai quitté ma chambre pour aller dîner, je me suis arrêté à l’entrée de
l’hôtel, scrutant la terrasse dans l’espoir qu’elle serait là. Elle n’y était
pas.
Comme
si nous avions rendez-vous, je me suis installé dans l’un des fauteuils de cuir
blanc, posé à même les pavés. Ils formaient tous un bel ensemble autour de
petites tables en osier, peintes d’une même couleur. Je n’avais jamais exploré
cette partie de la terrasse. Face à moi, un fauteuil vide.
(…)
Dresde
avait soudainement le parfum de l’inattendu. Sous les décombres l’herbe
repousse et les peurs cherchent leurs échappatoires. Tout est fraîchement
repeint. Les blessures ne sont pas encore refermées et la moindre couche de
vernis redonne de singulières forces placébos. Où conduisaient-elles ?
(…)
Plusieurs
jours se sont écoulés depuis ma rencontre avec Claire au Kunst Café Antik. Je
ne l’ai pas revue. Ni même croisée. Avait-elle quitté l’hôtel ? Cette
perspective me donnait le goût amer d’une étoile filante. Je n’y avais jamais
goûté. J’en découvrais la douce trace insidieuse. Fugace mais tenace.
(…)
-
J’adore
les petits déjeuners allemands. Pas vous ? Me dit-elle d’un ton presque
complice, en plongeant sa petite cuillère dans la coupelle.
Sa
voix me ramena sur les bords de l’Elbe. L’odeur du phosphore et des cendres s’était
volatilisée dans la quiétude d’une eau claire, sous son regard pur.
(…)
- j'ai le sentiment que vous n'aimez guère cette ville. Me dit-elle.
- Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?
- Votre pas. Votre indifférence. Rien ne semble vous intéresser, ni même vous émouvoir. Vous ne faites que marcher, presque sans rien voir.
(…)
Ce
fut à cette table, face à ce regard qui oscillait entre le vert et le bleu, que
Victor devint soudainement un intrus. Pour la première fois, Heiner avait la
force et l’audace d’un désir, à faire de lui un être vivant, à part entière.
(…)
Lorsque le garçon s'éloigna, elle souleva son verre, le rapprocha du mien et lorsqu'ils se frôlèrent, elle me sourit et laissa échapper ces quelques mots.
- Les allemands se ressemblent. C'est pour cette raison qu'ils m'attirent.
Impossible de répondre à pareille affirmation dont je ne savais si elle était un piège ou une confidence.
(…)
Je
quittai aussitôt les pages du livre qui me brûlait les paumes, en quête de
nouvelles lectures. La femme était là, vivante. Il fallait que mon Eurydice
m’accompagne jusqu’à ma lumière. Ne te retourne surtout pas, me disait le corps
impassible de Claire. Ne te retourne pas. Et cesse de tourner les pages. Tu
reviendrais sans cesse au même point. Seul.
(…)
Des
mots s’échappèrent. Et je vis sur le visage de Claire une belle et soudaine
lumière.
*****