dimanche 29 décembre 2019

Pierre Soulages au Musée du Louvre

Venu du fond des âges
L’outrenoir surplombe la lumière
La révèle

Un rayon pygmalion

Éclosion  

Sous le drapé 
Feinte opacité 

Infinitude

Quelques traversées lunaires

Les stèles sont d’une autre ère 

Blocs monolithiques
L’ombre impassible de Kubrick

Stries lumineuses 
Fécondées par les coulées du temps 
Aux reflets rassurants

Le regard s’y noie volontairement

Sous le dais nuptial
De temps immémoriaux 

L’indicible
Perceptible




lundi 24 juin 2019

Extrait d'un carnet - Découverte de l'oeuvre du grand peintre danois Vilhelm Hammershoi !

Premiers pas au Musée Jacquemart-André. 
Première rencontre avec Vilhelm Hammershoi (1864-1916).
Sa peinture…Un choc. 
Une austérité baignée d’une lumière…"salvatrice".

Splendeur du nord. On retrouve les signes inhérents à cette lumière particulière. La brèche est ouverte. Elle révèle la puissance d’une énergie vitale. Cette lumière émousse l’austérité des corps, du décor. Un décor dont le cinéaste Carl Theodor Dreyer a su si bien peindre l’atmosphère. Elle résonne dans les toiles d’Hammershoi. 

Écho lointain d’un même regard, sur une même terre. Un même moule dont les créateurs cherchent à s’émanciper. Tenter de redonner un souffle que le poids du religieux a endigué. 

Omniprésence de cette rigueur protestante. Inflexible. À enfermer l’homme dans la culpabilité d’être un corps. Une chair vivante. Impitoyable divin que l’homme s’est infligé à lui-même comme sentence punitive pour le seul fait d’avoir une nature qui exhale de désirs charnels. 

Se tourner vers une lumière échappatoire…Créatrice.

Qu’y a-t-il derrière cette lumière ? L’aveuglement des illusions ? Le salut dont les rêves regorgent sans que l’homme ne sache pourquoi, ni de quoi il doit être sauvé ?

Hammershoi a su donner à cette lumière la pureté d’une aube vers laquelle les espoirs de l’homme « déchu » semblent retrouver la silhouette d’une essence familière. 

Un magnifique travail où l’épure devient un espace libre, ouvert. 

« Poésie sans vers » 

Quiétude d’un quotidien peint où le silence et la solitude cherchent aussi à dire autre chose. 

Hammershoi aurait-il trouvé le point de jonction de ces mondes où l’abstraction et le réel d’instinct fusionnent ?

Infranchissables frontières que tissent toutes les veines du visible. Apprendre à regarder vers l’intérieur.  

Poésie du vide
Création du silence
Épure

Les masques sont là
Et rien ne tombe

Les masques sont des trompe-l’œil 
Qui s’ouvrent vers l’intérieur

Précurseurs...Ils furent si nombreux au bûcher, condamnés par les autoproclamés du sacré. Les dogmes religieux ont annexé la mort et par ricochet le corps. Une mort devenue leur territoire. 

Ils ordonnent, légifèrent à leurs manières, prononcent au nom de dieu… Quel dieu digne de ce nom aurait créé pour emprisonner son œuvre dans sa propre matière, à la maudire dès qu’elle se met à simplement vivre ? 

Tant qu’il y aura des créateurs, les portes s’ouvriront, les chaînes tomberont et les dieux s’endormiront. 

Oser…Contre vents et marées. Oser…Contre toutes les malédictions inventées. Oser…Contre tous ceux qui nous ont imposé une lecture unique de notre monde aux pages plurielles. 

Il y a dans une des toiles d’Hammershoi intitulée « La porte blanche » l’entrée de mondes nouveaux. D’une porte l’autre…Une invitation à l’exploration. Sous les fibres du pinceau il y a pléthore de possibles chemins. Pousser cette porte d’une opacité lumineuse. Traverser. Et les yeux fermés…entrevoir. 

Le génie du peintre devient un bal masqué qui révèle des visages et des corps dissimulés. 

Dépasser l’épiderme du pinceau et pousser la porte blanche…À percevoir dans la pilosité pubienne des corps nus de ces femmes d’un autre siècle, la silhouette esquissée d’un pénis. À faire de cette nudité un trompe-l’œil androgyne laissant ouvertes toutes les lectures qu’inspirent ces corps entoilés.



*****

dimanche 12 mai 2019

"Les portes du silence", roman - adaptation de la version verticale intitulée "Le goût de l'autre"

Résumé
Lorsque l’amour nous tient au corps, certitude que l’âme a retrouvé sa voie ou la silhouette d’un tracé qui y conduit. 
À se donner à démesure, à se laisser posséder en son entier par les tissures geôlières de ce grand mystère. 
Et sans chercher à en comprendre la nature, on devient cette force qui nous transcende et nous entraîne au-delà, bien au-delà de nous-mêmes.
Que s’est-il passé ? Rien, hormis cette alchimie qui donne aux peaux l’incommensurable goût de l’autre. Ce goût qui vient du tréfonds de l’être et féconde les chairs d’une essence absolue. Ce goût plus fort que soi, plus fort que le temps et la mort. Ce goût qui infuse en nous à griser nos papilles d’une succulence éternelle. 
Le maintenir en son écrin. Rester à l’intérieur. L’autre y sera toujours. 
L’éternité n’est qu’un désir de trop, à en faire oublier la véracité du seul instant. 
Au-delà de l’imaginaire, la puissance du réel. 
Aimer à se croire à l’abri de tout danger. À en avoir oublié que l’autre était aussi un autre.
Ce roman raconte les tranchées de l’amour à travers les destins croisés de deux femmes entre Paris et Tokyo où chacune explore les limites et les forces de cet amour qui les possède. 
De la passion au deuil. Du désir à l’amnésie, en passant par l’attente, l’absence, un trop plein de présence ; jusqu’à atteindre ce seuil où pas même l’imaginaire n’aurait osé leur murmurer.
Une traversée aux frontières des mondes, de l’être. À les franchir ou à rester seul sur sa rive. 
La douceur ou la douleur du réel. Avoir aimé à perdre, à retrouver, sans parfois en savoir plus.

Extraits :
(…)
Lorsqu’elle arriva au Bar où Mieko lui avait fixé rendez-vous, Violaine scruta la salle du regard. Elle n’y était pas. Elle fouilla dans son sac pour chercher le papier sur lequel elle avait inscrit l’adresse et le nom du café. Elle tomba sur l’éventail et le regarda d’un air attendri.   

Elle n’eut pas le temps de s’y attarder, elle sentit une main effleurer son épaule. C’était Mieko. Elle avait le visage maquillé comme celui des geishas. Elle portait un kimono de soie noire. Sa taille était ceinturée d’une étoffe blanche faite dans un même tissu. C’était la première fois qu’elle la voyait en tenue traditionnelle. Elle ne put dissimuler son étonnement. 

(…)

Elle fit signe à Violaine de la suivre et l’entraîna dans un coin retiré. Elles s’installèrent autour d’une table imposante et massive. La distance était là. Son vernis noir laqué contrastait singulièrement avec le drapé blanc des fauteuils. Mieko semblait avoir choisi ce décor pour s’y fondre.

Violaine ne put s’empêcher de penser à une mise en scène où la douleur chercherait l’endroit idéal qui lui ferait écho pour véritablement prendre racine. 

De la place où elle était assise, elle pouvait contempler derrière de grandes baies vitrées la beauté paisible d’un jardin. Les vitres, légèrement tintées, estompaient la lumière crue du dehors. L’un des battants était entrouvert. Le bruit sourd et apaisant de l’eau glissait derrière les carreaux. La paix d’un instant coula dans ses veines.

La serveuse s’approcha de leur table. C’était l’heure du thé. Un thé au Jasmin ferait l’affaire pour elle. Mieko répondit qu’il n’y avait plus d’heure. Elle demanda un verre de saké. Aucune n’était dupe du regard de l’autre. 

(…)

Son avion avait quitté Tokyo Narita. Les hôtesses s’affairaient à la préparation du service. Violaine suivait religieusement les lignes des idéogrammes dessinés par Kimawata. Chaque tracé racontait une histoire millénaire.

Les mystères du monde étaient là, à portée, sans pouvoir rien saisir. La plus infime courbe lui murmurait qu’au-delà…Le silence jamais muet. 

Elle était comme une enfant au bord d’un lac qu’il lui faudrait traverser sans savoir nager. La force de ces caractères lui faisait oublier là où elle se trouvait. Lorsque les hôtesses arrivèrent à sa hauteur pour servir le repas, l’homme qui était à ses côtés et qu’elle n’avait pas remarqué, attira son attention. Son regard perçant, laissa en elle une empreinte furtive. Elle ne put s’empêcher de le trouver séduisant. Son visage lisse brouillait les repères du temps comme s’il pressentait sa fuite. Son regard s’accrocha intensément, presque trop longuement.

Océan de lumière. Un vert bleuté s’abattait soudainement sur elle dans la force subtile d’un effleurement, comme un apprivoisement. Difficile de s’en détacher. Il s’adressa à elle en japonais, alors qu’il ne l’était pas. 

Elle s’excusa de ne pas comprendre.

-    Pardonnez-moi…Vos idéogrammes auxquels vous êtes si accrochée depuis le décollage m’ont fait penser que c’était pour vous une langue familière.
-      Non…
-      Vous semblez revenir de bien loin…
-      Je m’accroche…à des lignes offertes.
-      Hmm !

Pourquoi cette voix la poussait-elle d’emblée vers l’intime ? 

Elle lui sourit. Un sourire de convenance. Une envie de s’échapper. De s’arrêter là. Comme au beau milieu d’une phrase. Un ardent désir d’entrer dans le silence. De puiser en ces signes, miraculeusement rescapés des flammes, un indice. À lui ouvrir le pan d’un voile. Les prémices d’une réponse à tous les absurdes des parfois de la vie. Mais devant ces idéogrammes, quelle autre impression que celle de sombrer à redevenir page blanche. Ces tracés lui murmuraient la fragilité de l’être.

(…)

Au moment où l’hôtesse s’approcha pour débarrasser leur plateau, elle remit les écouteurs et finit par s’endormir. Combien de temps s’était-il écoulé ? Il la réveilla. S’excusa. Il avait besoin de se lever.

Sortie de sa brume, elle lui sourit. Une fois seule, les yeux grands ouverts, elle s’attarda sur son siège vide. Il avait laissé son livre entrouvert à l’envers. Son pull posé négligemment sur le siège l’empêchait de voir de quelle œuvre il s’agissait. Elle ne put apercevoir que quelques lignes qui dépassaient des mailles. C’était un livre écrit en japonais. Tout du moins, elle le supposait. Elle s’aventura plus audacieusement. Son regard ne trouva qu’une bouteille d’eau à moitié vide et quelques journaux froissés, glissés dans la pochette située devant son siège.

Le long de la paroi de l’avion, une sacoche noire était posée. Elle aimait l’élégance du peu qu’elle entrevoyait. Une envie soudaine de toucher ce pull marine. Le soyeux. La finesse des mailles…Comme un appel à la vie. 

Pourquoi s’attardait-elle ainsi dans l’espace intime de cet inconnu ? Se rendormir. Impossible. Il allait revenir et elle n’avait plus sommeil.  

L’intensité de son regard s’infiltrait comme une goutte de rosée dans sa gorge desséchée. Elle remontait lentement à la surface à une heure où l’avion était enveloppé dans un profond sommeil. Les corps s’abandonnaient le temps d’une traversée. Et lui ? Que faisait-il ?

Pourquoi l’envie soudaine d’ouvrir une cage ? Juste pour voir. Savoir ce que l’on sait déjà. Une illusion de l’instant.

Cette étincelle réveillait d’anciennes braises

Elle n’avait pas éprouvé pareil trouble depuis ce fameux soir avec Benoît au Monteverdi. Pourquoi avait-elle accepté d’aller dîner avec lui, alors qu’elle le savait amoureux d’elle ? Sans doute les premières longues absences de Jochen à chercher une réponse dans l’étrangeté de la nuit. La lueur d’une trace qui rappelle. 

(…)

Il avait repris sa lecture. Elle n’arrivait plus à dormir. Elle se risqua à lui demander ce qu’il lisait. Son sourire, sa pause avant de lui répondre, ressemblaient à des victoires qu’il voulait savourer.

Il s’agissait d’un texte ancien. Anonyme. D’un auteur japonais pour lequel les spécialistes se battaient à coups de congrès. Une majorité s’accordait à en attribuer la paternité à un moine Bouddhiste du XVIIe. Il y avait bien quelques documents dans la bibliothèque d’un monastère qui pourraient le laisser croire. Mais certains de ses propos faisaient douter d’autres clans. Peu lui importait qui l’avait écrit. L’anonymat d’une œuvre lui donnait une force particulière. L’enjeu n’était plus l’auteur, mais ce qu’il cherchait à dire sans aucune autre contrepartie que le partage d’une pensée à méditer. Plus aucune image à faire reluire. Aucune trace égotiste à entretenir. Les mots en leur pure essence.

Elle s’engouffra dans la brèche. Ils dissertèrent sur l’acte du non signé. Ce qu’il disait par moments était l’ombre parfaite des mots qu’elle aurait pu prononcer. Un écho intérieur. Il l’avait suivie là où nul autre. Pas une seule fois, elle n’avait éprouvé pareille proximité avec Jochen. La force des peaux conduisait ailleurs.

Le temps s’écoulait. Les annonces des turbulences les faisaient rire. Pas un seul instant ils ne parlèrent d’eux. Elle eut envie d’en savoir plus sur ce livre dont il évoquait si bien l’histoire. Elle voulut en entendre sa lecture. Certains morceaux choisis par lui. Il ne se fit pas prier.

Chaque mot était une histoire dont l’universalité bouleversait son intérieur. Il poursuivit ainsi longuement. Elle le recevait, suspendue à sa voix comme si rien d’autre. Il finit par s’arrêter, par s’excuser. Il était tellement passionné. Il devait l’ennuyer avec ces vieilles histoires. Non. Au contraire. 

Ce texte ressemblait à un long poème. Ce n’était pas une ressemblance. Mais de la poésie qui subtilement se dissimulait sous le masque de la prose. Se déguiser pour ne pas effrayer. Lorsque la profondeur remonte à la surface, elle doit y mettre les formes pour que le regard s’y pose et l’être s’interroge.

Si la nuit des temps porte les couleurs du verbe des poètes, les époques se fardent de la prose pour faire passer les choses.

(…)

                                                          ***** 


jeudi 25 avril 2019

La création...Un acte de résistance. Aux Editions Unicité "Le jardin des césures"



En ces temps où la plupart des éditeurs se détournent de la poésie, pas assez « rentable » à leurs yeux, il faut rendre hommage à tous ceux qui continuent à y croire et font circuler les mots et les vers en passeurs de lumière intérieure. 

François Mocaër, en créant les éditions Unicité, a su ouvrir à un grand nombre d’écrivains et poètes un champ des possibles pour que leurs écrits ne soient pas « lettres mortes » ou endormies. 

http://www.editions-unicite.fr/auteurs/GAUTARD-Michele/le-jardin-des-cesures/index.php

En ces temps où la gloire d'hier devient l'oubli du lendemain,
En ces temps où les librairies deviennent des lieux rares qui rappellent la liberté créative et foisonnante d'autres siècles,
En ces temps où la consommation et le formatage des esprits priment sur l'intérieur de l'être, sur la pluralité des idées et la richesse des cultures diverses, 
En ces temps où nos libertés et la démocratie, que l'on croyait acquises pour toujours, sont de plus en plus menacées,
En ces temps où le contenant prime sur le contenu,
En ces temps où l'apparence et la seule surface de l'être éradiquent l'idée même de sa profondeur et de son esprit,

....La pensée libre devient une richesse à préserver.
....L'acte de créer, quel qu'il soit, devient un acte de résistance. Un acte dont il faut avoir la force et le courage contre vents et marées...Un acte auquel il ne faut pas renoncer malgré l'indifférence et la solitude. 

Demain, ce sont les oeuvres qui resteront et témoigneront...Et si elles sont devenues cendres, elles auront aidé ceux qui les auront accomplies à traverser en ce monde. Et leurs traces, même invisibles, seront toujours perçues par certains.

Ne portons nous pas en nous toute la mémoire des anciens. Nous en distillons chacun à notre façon des fragments de lumière...Alors...à notre tour, à notre modeste échelle, continuons un à un à bâtir la trame de ce fil intérieur qui relie les êtres dans ce qu'ils ont de meilleur. 

L'acte de création est plus qu'une nécessité pour que survive l'essence même de l'être ; il est salvateur pour que l'humain le demeure. La création est...ce qu'il restera de l'humain lorsqu'on aura perdu toute trace de ce qu'est l'humain.




jeudi 14 mars 2019

"Sendai, mon amour", roman - adaptation de la version verticale intitulée "Elles"



Résumé 

Un carnet volontairement abandonné sur la banquette d’un restaurant. Une ultime bouteille jetée dans l’océan du vivant.

La rencontre de deux femmes. Leur errance, leurs souvenirs, leurs doutes face à l’amour qui pourtant les habite. 

L’inattendu et ses forces vives fissurent les fondations des amours les plus sûrs. 

Avoir vécu auprès de l’être aimé à l’imaginer là où il n’était pas. 

Face au réel, l’illusion de l’autre devient soudainement une ombre et se retrouver soi un besoin salvateur. 

Lentement la quête de ces deux femmes s’entrecroise et dessine le portrait de ces hommes aimés, enfermés dans leur propre création. À y mélanger les mondes, à s’y perdre. L’un dans le reflet d’une plume, l’autre dans la transcendance d’une note de musique.

Superposition des êtres, des temps, des lieux. 

Fukushima, l’ombre d’Ophélie, les fantômes des hibakushas, l'amour qui unit ou sépare sur des malentendus, ce roman « intérieur » parle de tout cela.


                                                    *****

Extrait : 

Elle referma la porte de son appartement. Tout était parfaitement en ordre. Ne rien laisser derrière soi qui puisse donner une impression de chaos. On ne sait jamais qui ouvre les portes que l’on referme.

Derrière cette porte…Les traces d’une vie consommée. Des objets, excessivement bien rangés, racontaient des monticules d’histoires. Offrandes des pays traversés, tous avaient trouvé refuge dans la quiétude de sa demeure. À faire croire qu’ils étaient nés là. 

La plupart des murs étaient recouverts de livres. Les immenses étagères qui s’étiraient jusqu’à la lisière du plafond avaient depuis longtemps fait oublier la véritable couleur des murs fondateurs.

Les nombreuses années où elle avait vécu là, elle avait aimé s’enfermer dans toutes ces pages ; s’efforçant de redonner vie à chacun de ces mondes le temps d’une promenade silencieuse. 

Aujourd’hui une force la poussait à sortir définitivement de toutes ces pages. 

La clé qu’elle serrait entre ses doigts tourna opiniâtrement dans la serrure. Un bruit volontaire emplit le palier. Un tour d’écrou. La grande porte de bois grenat…Une forteresse qu’elle refermait pour toujours. Elle n’emportait rien. Elle n’avait pour bagage qu’un grand linceul blanc qu’elle avait secrètement replié en elle-même ; animée par cette seule volonté qui la poussait hors de ces murs.  

L’ascenseur arriva. Il n’y avait personne. Elle en fut soulagée. Le miroir du fond, habituellement si accueillant, dessinait l’ombre d’une silhouette. Celle qui partait n’était-elle donc que cela ? 

Au rez-de-chaussée, la lumière du jour lui fit plisser les yeux. Elle passa devant les boîtes aux lettres. Il y avait peut-être du courrier. Son regard glissa sur son nom. Sans s’arrêter, elle traversa le grand hall. À l’instant où sa main poussa la porte vitrée qui s’ouvrait sur l’extérieur, elle eut l’impression étrange de traverser un nuage. Un nuage qui laissa une infime goutte de lait sur sa peau comme dans certains rêves qui habitaient son sommeil. 

Elle s’accrocha à ce nuage. À cette goutte de lait. Et soudainement elle entendit une petite voix lui murmurer : « Noli me tangere. Nos mains déchiquetées. Douleur à fleur de peau. Refermer une porte et l’on s’imagine que rouillent les souvenirs. »

Sur le trottoir elle resta un temps incertain entre deux mondes. Elle finit par revenir. Et d’un geste preste, elle rajusta une mèche de ses cheveux qui retombait sur son front ; balayant ainsi cette pensée venue d’un profond lointain. 

Ce fut à ce moment qu’elle vit apparaître l’ombre blanche de son taxi. Cette présence lui redonna la force du réel. Elle s’engouffra dans le véhicule et fut presque étonnée d’entendre des sons sortir de sa bouche.

- La gare la plus proche, s’il vous plait. 
- Laquelle, madame ?
- La plus proche.

L’homme resta un instant dubitatif. Il ajusta son rétroviseur pour mieux voir cet étrange voyageur et démarra son véhicule. Comme s’il ne supportait pas son silence, il se mit à fredonner un air d’autrefois. 

Des souvenirs arrivèrent jusqu’à elle. Une musique. Un banc. Une nuée de petits moucherons qui virevoltaient en rond. 

L’enfance…si lointaine.  

Elle lui demanda d’arrêter le véhicule. Elle continuerait à pied. Au prochain carrefour, il y avait une gare. 

Prendre le premier train. Aller au bout de la ligne. Peu lui importait la ville. Les décors ne changent rien. Elle le savait bien. C’était pour cela que partir pouvait cette fois réussir. 

Elle n’aimait pas les gares. Suivre la ligne. Juste la ligne. 

Le petit sac qu’elle portait au bout de son bras ballant était léger. Comme ses pas qui effleuraient le bitume. Il y avait tant de traces sur le sol de cette gare. Tant d’histoires racontées sur ces pages goudronnées. Infime pellicule qui recouvre à murmurer au passant tout ce que la nuit des temps. 

Au guichet elle demanda quand partait le prochain train. Peu lui importait l’endroit. On la regarda avec étonnement. Une fois le billet vendu, l’employé eut du mal à détacher son regard de cette silhouette fantomatique. 

Elle s’arrêta pour composter son aller simple. Une vie traversée pour arriver sur le siège de ce TGV !

Le train roulait à vive allure. Le paysage défilait à contresens. Ce mouvement semblait vouloir la ramener. S’éteindre n’était pas si simple. 

Le wagon était presque vide. Elle aurait pu changer de place, se retrouver dans le bon sens. Elle resta sur son siège. 

(...)


                                                                 *****

lundi 28 janvier 2019

Pour mémoire

Espoir au noir

Tombe le rideau 
Sur un monde amnésique

Travail de mémoire
Désespoir de l’oubli

Les brûlures de l’histoire

Dépassant leurs blessures
Défiant leurs silences
Ils ont témoigné

Les horreurs de ce monde 
En leurs veines ouvertes
Pour que cesse de couler le sang des innocents

Amnésie volontaire

L’ignorant vocifère
Le monde à sa manière   
L’égotiste s’accroche à sa boutique
Pendant que la bête immonde se refait les ongles
Et tous les masques tombent 

Lame de fond s’aiguise sur le fil du rasoir
À faire croire
Qu’il faut oublier l’histoire
Et tous ses miroirs

Relève-toi
Réveille-toi

Sinon les digues vont une nouvelle fois céder
Et on sera tous emportés 


vendredi 18 janvier 2019

Quand s'échappe la lumière - Pièce de théâtre en 5 actes


Résumé : 

Après quinze ans d’absence, Anton revient sur les lieux de son enfance. Il arrive sur cette place piétonne où vit toujours Jude. L’homme de la rue. L’homme qui aime les livres. Des livres que les gens du quartier jettent de plus en plus dans les poubelles et qu’il revend quelques euros pour survivre. 
Dans le prolongement de cette place, il y a cette petite rue où Anton a vécu avec sa mère. Une mère qui voulait lui transmettre son amour des livres et contre lequel il a résisté. Vit-elle toujours là ?   
Pourquoi revient-il ? Du lointain on embellit les souvenirs. 
Où est-il allé pendant tout ce temps ? Fuir indéfiniment vers cet ailleurs ne gomme pas tout. 
Comment a-t-il vécu ? De ce puits sans fond, le compte bancaire de son père, dans lequel il a puisé sans rien mesurer. Chaque retrait d’argent était une façon d’avoir des nouvelles de ce fils qui se croyait libre de tout lien. 
La seule personne qu’Anton eut l’envie de revoir fut son grand-père. Un photographe de guerre de renommée internationale.  
Ces retrouvailles vont transformer les destins de ces deux hommes et les conduire vers d’irréversibles destinées. À libérer du passé. À formuler les raisons qui poussent vers ces guerres dont le whisky continue de cautériser les plaies. À tenter de comprendre cette errance qui empêche de devenir, jusqu’à atteindre ce point ultime où la parole brise les silences et révèle d’inattendus secrets. 
Auprès du vieil Edmond, que tous admirent, Anton découvre que l’on ne sait rien de l’autre, de celui que l’on croyait connaître. On n’en sait pas plus de celui auprès de qui l’on vit, parfois une vie entière.  
Les secrets les plus enfouis sommeillent dans les chairs silencieuses qui hurlent leurs seules feintes à la surface du monde. 
Mais quand s’échappe la lumière, les chemins les plus improbables deviennent des ouvertures vers tous les possibles. 
                                                              *****

Les personnages :

Anton, le fils de Rebecca
Edmond, le grand-père d’Anton et le beau-père de Rebecca
Jude, l’homme de la rue
Rebecca, la mère d’Anton
Juliette, la petite amie d’Anton  
Simon, le deuxième homme de la rue
Pierre, le compagnon de Rebecca

Les lieux :

·      Une petite place située dans une zone piétonnière à Paris.

·      L’appartement parisien du grand-père. 

·      Une chambre d’hôpital à Paris.


Extraits :


ACTE I

Scène I 



Personnages : Anton, Jude, Rebecca, Pierre.


Le décor : Une petite place située en zone piétonne, quelques bancs, une fontaine avec son ange. Sur l’un des bancs des livres d’occasion sont exposés comme sur un étal. À proximité, assis à même le sol, recroquevillé sur lui-même, un homme d’âge mûr est assoupi. Quelques sacs de plastique l’entourent. La plupart sont remplis de livres. Un sac de couchage sort de l’un d’eux. L’homme est seul sur scène. Des pas résonnent en coulisse. Un jeune homme apparaît et traverse lentement l’espace. Arrivé à hauteur de l’homme, il le regarde, hésite, fait mine de s’arrêter et poursuit son chemin. Au moment où sa silhouette est sur le point de disparaître, il s’arrête, se retourne, hésite de nouveau, puis s’approche de l’homme. 


Anton : Jude ?

L’homme ne réagit pas. 

Anton : Jude ? C’est toi ?

L’homme ne bouge pas. 

Anton : Eh ! Jude. C’est Anton. 

L’homme relève lentement la tête, toise le jeune homme avant de reprendre sa position initiale. 

Anton : T’es toujours dans le quartier ! Avec tes bouquins ! 

Silence. 

Anton : Ils viennent toujours t’en acheter tes petits étudiants ? (Silence)Tu les appelles toujours tes mômes ?

L’homme finit par relever la tête et dévisage longuement l’inconnu. 

Jude : T’es qui, toi ? Et tu la connais d’où ma vie ? 

Anton : Tu m’as déjà oublié !

Jude : J’suis pas d’humeur.  

Anton : Tu n’as pas changé. 

Jude : Si tu veux m’acheter un livre. C’est pas de refus. J’ai besoin de tunes. Tu n’as qu’à choisir. (Il lève avec nonchalance le bras en direction du banc où sont exposés les livres.) Et n’oublie pas de payer. 

Anton s’approche du banc, regarde les livres, finit par en prendre un au hasard et le repose aussitôt. Il en choisit un autre, commence à lire la quatrième de couverture, puis le repose. 

Anton : Tu vends toujours les mêmes conneries. On dirait les livres de ma mère. T’as pas un bon polar ?

Jude : Ici, y a que des étudiants. Les polars ça ne fait pas recette dans le quartier.

Anton revient vers lui les mains vides.

Jude : T’es pas obligé de prendre un bouquin. Mais t’as bien une ou deux pièces ? Tu les poses sur le banc…ça fera venir les clients.  

Silence. 

Jude : Eh bien…Qu’est-ce que t’attends ? Si t’as pas de blé, casse-toi. J’suis pas d’humeur. J’ai pas envie de causer. Pas aujourd’hui. (Il fait plusieurs mouvements du revers de la main lui signifiant de partir.)

Anton ne bouge pas et le regarde sans rien dire. 

Jude : Mais qu’est-ce que t’attends ? Le dégel ? (Silence)Si t’aimes pas les bouquins, j’peux rien pour toi. Et si t’as les poches vides ou des oursins au fond. Va voir ailleurs. J’ai pas envie de causer. T’entends ? (Silence)J’ai pourtant de quoi faire ! Si tu fouilles dans mes réserves, tu finiras peut-être par le trouver ton polar. J’fais pas tous les jours l’inventaire. Je prends ce qu’on m’donne. Il est peut-être là ton polar. Fouille. Mais fous pas le bordel. 

Anton ne bouge toujours pas.

Jude : Tu te rends compte, je suis devenu une librairie à moi tout seul ! Y en a presque plus dans le quartier. Elles ont toutes fermé. Un quartier d’étudiants ! Quelle misère ! Ça en désespère certains. Moi, ça fait mes affaires. Tu sais, y a de plus en plus de livres dans les poubelles. Eh oui, les gens du quartier. Oh ! Pas tous. Mais pas mal quand même. Maintenant qu’ils connaissent mon adresse, certains font quelques pas de plus pour me livrer à domicile. J’fais pas le difficile par les temps qui courent. J’suis même vernis. Quand j’suis pas là. Ils ne laissent pas leurs bouquins à mes copains. Ils attendent le vieux Jude. Tu te rends compte ! En mains propres, ils veulent livrer. (Il regarde ses deux mains, les soulèvent en direction d’Anton et les retourne plusieurs fois sur elles-mêmes.)Tu entends ? En mains propres. (Il appuie sur chaque mot.)

Silence.

Jude : Les livres ça intéresse de moins en moins les gens. C’est pour ça qu’y a de plus en plus de cons. (Courte pause)J’aimais bien lire, autrefois. Mais j’ai plus la force. Il fait trop froid ou…j’ai pas la tête. Heureusement y en a encore qui en ont besoin. Qui ont toujours la force. Ça me fait vivre un peu. Jude est là pour les abreuver à bas prix. Surtout les mômes. 

Anton rit. 

Anton : Tu n’as vraiment pas changé, Jude. 

Jude : Comment tu connais mon nom ?

Anton : Tu ne te souviens vraiment pas de moi ? 

Jude : (Il le dévisage longuement.) Non…Pas la moindre image. T’es beau gosse. Je m’en souviendrais d’une gueule d’ange comme la tienne. 

Anton : Tu n’as pourtant encore rien bu ! Pas une bouteille à tes pieds ! Tu as toujours ta petite planque sous la fontaine ? 

Jude : Mais t’es qui, toi, pour raconter ces conneries-là ?

Anton : J’ai changé à ce point pour que tu ne me reconnaisses pas ? 

Jude : J’ai…j’ai plus toute ma tête. La rue…ça t’absorbe. Tous ceux qui sortent des murs…Ils ont la même tronche. Mais…Vous ne pouvez pas comprendre. 

Silence.

Jude : Allez, dégage. T’es peintre ? Tu veux faire mon portrait ? Ça va te coûter un max, tu sais. J’suis un modèle hors pair. Oui, oui…T’as beau te marrer. Je suis très cher.  

Anton : Non. Tu n’as pas changé, vieux loup.

Jude : Mais t’es qui ? Y en a qu’un qui m’appelait…vieux loup ! (Ces deux derniers mots prononcés un ton plus bas.)

Anton : Je vois que tu n’as pas tout oublié. 

Jude : Oublié quoi ?

Anton : Le squat Saint-Martin, ça te rappelle quelque chose ?

Jude : Tais-toi gamin. Tu n’étais même pas né. Comment tu connais c’t endroit ?

Anton : Tu as besoin de lunettes, vieux loup. C’est vrai que je ne suis plus un môme. Mais tout de même ! Tu as vraiment l’air en décalage horaire.  

Jude : Ici. Y a plus temps. Et puis…J’ai plus envie de me souvenir. Mais si t’es un rescapé de ces endroits, tu devrais savoir qu’il y a tellement de passages qu’on en oublie les visages et les noms.(Il rit)Les noms. La plupart sont inventés. Et même quand ils sont vrais, tous les traits se superposent comme quand t’as trop picolé. Ça fait des drôles de lignes qui te donnent l’impression que t’es toujours avec le même pote. (Rires)Oui, tout se superpose. Tu vois, je n’ai pas tout oublié. J’ai encore un peu de vocabulaire.

Anton : Tu as toujours été au-dessus de la mêlée. Mais tes belles idées sur l’égalité, la fraternité ont fait que tu t’es mis à ressembler aux plus faibles pour être…au même niveau. Aucun n’avait la force de se hisser à ta hauteur d’esprit et de cœur. Alors…C’est toi qui es allé vers eux. Ça te rassurait. Mais ça ne t’a pas aidé. Au contraire. J’ai un temps cru que je pouvais quelque chose pour toi. Mais tu n’as rien fait pour. Et puis…J’avais mes problèmes. Il a fallu… 

Jude : Mais t’es qui toi pour raconter toutes ces conneries que j’avais oubliées ?

Anton : Tu te souviens d’Anton ?

Jude : Anton ! J’sais plus. 

Anton : Et pourtant, tu as le regard qui brille. 

Jude : Ferme-là, l’étranger. Je viens d’avoir un flash du passé et…j’aime pas ça. 

(...)

                                      *****

Extraits :

Anton : (Rires) Non. Ce n’est pas ma Julie. C’est ma mère.

Jude : Ta mère !

Anton : Y a des années que je ne l’ai pas revue. J’étais ailleurs. Je pense qu’elle habite toujours au bout de cette rue. Peut-être même que tu la connais et qu’elle t’achète quelques livres. Elle n’a vécu que pour eux. Y a que ça qui l’intéressait. Elle voulait presque que j’en devienne un ! Mais ce n’était pas ça pour moi la vie.

Jude : Ça y est. Je crois me souvenir. Avec un prénom pareil ! On ne peut pas complètement oublier.

Anton : Si je m’appelle comme ça, c’est à cause d’elle. 

Jude : Et ton père a laissé faire ?

Anton : Mon père ! Il s’en foutait du prénom. Il voulait un enfant d’elle. Elle a fini par céder. Elle pouvait bien l’appeler comme elle voulait cet enfant.

Jude : Ce n’est pas souvent que le désir d’enfant vienne d’un homme.

Anton : (Rires) Ce n’est pas ce que tu crois. Elle commençait à lui échapper. Il a voulu la rattraper comme ça. 

Jude : C’est bien ce que je te disais. Habituellement ce sont les femmes qui te font un gosse pour que tu restes. 

Anton : Eh bien chez moi ça ne s’est pas passé comme ça. L’enfant, il s’en foutait. C’est avoir quelque chose d’elle qu’il voulait. Il sentait le vent venir. Alors, il a assuré ses arrières. Et pour une fois il a su faire. 

Silence.

Anton : À la fin j’étais l’incarnation vivante de leur bibliothèque. La synthèse comme il lui a un jour balancé quand elle l’a quitté. J’emporte avec moi la synthèse de toutes nos années. Allez, viens Anton. Viens avec papa. Non. Il reste avec moi. Tu vas l’enfermer dans ta poésie. C’était ma mère. J’étais trop petit pour pouvoir choisir, pour avoir le droit de dire. Et même si j’avais voulu, ils auraient combattu. Non pas pour me garder. Mais pour gagner. J’ai fini par devenir l’alibi de mon père pour qu’il reste en contact avec ma mère. Avec lui, elle n’avait pas besoin de baby-sitter. Anton. Oui. C’est moi. Je m’appelle comme ça parce que je suis né entre les pages d’un livre qui était ouvert ce jour-là. Je suis né parce qu’un homme aimait une femme qui lui échappait. Mais un môme ça ne fait pas tout. Il n’arrive pas au monde avec un tube de colle pour recoller leurs morceaux. 

Jude : Tu n’exagères pas un peu ?

Anton : Oh ! Je suis bien au-dessous de la réalité. Mais tu sais à cette époque ils se ressemblaient tous ?

Jude : Qui ? 

Anton : Les parents. J’avais dans ma classe un mec qui s’appelait Antonin parce que son père était fou d’Artaud. Un autre s’appelait Aurélien parce que sa mère était dingue d’Aragon. Moi c’est la loterie. J’aurai pu m’appeler Ulysse ou Dante. Je crois qu’ils auraient osé.  

Jude : T’as quand même lu des livres pour citer tout ça !

Anton : Non. Je n’en ai lu aucun. En tout cas, pas les leurs. C’était leur vie. Pas la mienne. Je n’en voulais pas de leur héritage. Tous les mômes subissent les rêves de leurs parents. Alors tu ne crois tout de même pas que j’allais m’enterrer vivant dans leur forêt de livres. J’étouffais entre leurs pages. J’avais besoin d’air. L’air libre. Marcher dans les rues sans écrire la moindre ligne. Sans lire la moindre page. Juste marcher. Contrairement à eux. Rencontrer. Peu importe qui. Mais marcher. Regarder. Se laisser porter. Ils n’ont pas compris que la vraie bibliothèque, c’est l’être humain. Des milliards de livres dans les rues du monde. Tu n’as qu’à t’asseoir et écouter. Et là, le film peut commencer. 

(...)

                                         *****

Extraits :

Jude : T’étais où pendant tout ce temps ?

Anton : À l’étranger.

Jude : J’ai l’impression que je n’ai jamais bougéd’ici. Je suis comme cette fontaine. Elle n’a plus d’eau. Je n’ai jamais vu d’eau dans son bassin. Mais elle a toujours été là. Il n’y a que les livres qui me redonnent parfois un peu la notion du temps. Avec eux, je sens qu’il se passe quelque chose. Plus mon stock grossit, plus je sens basculer ce monde qui se cache derrière tous ces murs (Il lève un bras et balaie l’espace d’un lent mouvement panoramique.) Les livres ça leur demande un effort qu’ils ne veulent plus faire. C’est plus facile d’appuyer sur un bouton et d’avoir le monde qui s’allume pour vous. Ils n’ont jamais eu autant d’amis alors qu’ils sont tout seuls. Et quand ils sont obligés de sortir, ils passent sans te voir, le nez dans leur écran, quand leur truc n’est pas scotché à leur oreille. Deux euros. Un euro. Ce n’est rien pour eux. Pour moi…ça change beaucoup de choses quand y en a un ou deux qui tombent. Mais ils n’ont pas le temps de s’arrêter. Ils sont pressés. J’sais pas où ils vont. Sans doute derrière leur écran. Y voient que des horreurs, mais à eux il ne leur arrive rien de fâcheux. Ma chance finalement c’est que les livres ils s’en foutent. Ils s’en débarrassent pour faire de la place. Les écrans ça prend moins la poussière. Un coup de chiffon et hop ça brille. Un clic et hop t’es à l’autre bout de la terre. Il parait qu’ils n’ont même plus besoin de sortir pour se rencontrer. Un clic et l’amour t’est livré comme une pizza. Non, mais t’y crois ? Remarque, si je pouvais me trouver une gonzesse comme ça, je cliquerais bien un soir. Bah ! Derrière les murs on est malheureux pour un tas de raisons, sans raison. Mais ici. Faut survivre. Et si tu commences à réfléchir vaut mieux boire. 

Anton : Chacun sa croix. Il y en a de plus visibles que d’autres. Mais leur poids est le même. 

Silence. 

Jude : Je crois qu’il y a des choses qui me reviennent. Tu ne serais pas par hasard ce gosse qui s’est barré un soir de chez sa mère et m’a empêché de… (Courte pause) Quand j’ai froid, je fais des cauchemars. Et ça revient. Je sens ta main me ramener à la surface de cette eau sombre. C’est ça, hein ?


(…)


ACTE II

Scène II


Personnages : Edmond, Anton, Juliette. 

Décor : l’appartement d’Edmond

Edmond est seul dans la pièce. Il est assis à son bureau, penché sur un dossier. Il portedes lunettes tout en étudiant minutieusement un document à la loupe. Quelqu’un sonne à la porte et le fait sursauter. 

Edmond : Qu’est-ce que c’est ? Je leur ai pourtant dit...Pas aujourd’hui...Il me faut un peu de temps tout de même ! Mais qu’est-ce qu’ils s’imaginent...que j’ai toujours 40 ans !

Il ôte ses lunettes, quitte sa chaise à regret et disparaît de la scène. On entend une porte s’ouvrir et la voix d’Edmond. 
                                                                                                                                   
Edmond : Anton ! Tu ne me quittes plus ! Je me demandais qui c’était ? (Ils arrivent ensemble dans la pièce.) J’ai un instant cru que c’était le journal. 

Anton : Le journal ?

Edmond : Ils ont envoyé une équipe sur un terrain que je connais bien et ils m’ont demandé d’étudier quelques documents. 

Anton : T’es devenu espion ?

Edmond : Ne dis pas de bêtises. Ça serait trop long à t’expliquer. J’ai accepté, mais tous ces détails, sur les photos, ça me fait mal aux yeux. J’y vais à la loupe...Allons, oublions tout ça !... Je suis content que ce soit toi. Je croyais qu’ils venaient avant l’heure. J’allais les renvoyer. (Courte pause) Qu’est-ce qui t’amène ? 

Anton : En fait...Je...Je ne suis pas seul.

Edmond : Comment ça ? 

Anton : J’ai...J’ai parlé de toi à Juliette et elle aimerait bien te rencontrer. 

Edmond : Juliette ? 

Anton : C’est ma copine.

Edmond : Tu t’es enfin décidé à m’en présenter une ! C’est bien la première ! 

Anton : Elle n’est pas comme les autres. 

Edmond : Attention ! Quand on commence à parler comme ça d’une femme, on est mal parti. Adieu veaux, vaches, cochons. Derrière soi la liberté. Elles sont fortes, tu sais. Bien plus qu’on ne croit. On est des angelots à côté. Et...Elles savent y faire pour nous garder. Elles en acceptent des choses. Bien des choses. 

(…)

                                                           *****
 Extraits :

(…)

Juliette : Anton vous a parlé de mon dernier projet ?

Edmond : Non, il ne m’a rien dit. 

Juliette : (À Anton) Je croyais que tu l’avais prévenu.

Anton : Non. Je te laisse faire. 

Juliette : Merci ! Tu aurais pu me préparer.

Edmond : Vous êtes bien mystérieux tous les deux !

Juliette : En fait...J’aimerais faire un documentaire sur vous, sur votre travail. Il y a longtemps que j’en parle à Anton. Mais...avec ses va-et-vient...Et chaque fois que je lui reparle de ce projet, il me dit qu’il n’est pas mûr pour vous le présenter. Mais cette fois, je ne l’ai pas lâché. 

Edmond : Tu attendais de faire mûrir quoi ? 

Anton : Je voulais laisser Juliette en dehors de mes histoires de famille. Voilà, tout. 

Edmond : On n’est pas des criminels pour nous cacher à Mademoiselle.

Anton : Ne dis pas n’importe quoi. Tu sais bien que ma vie, c’est la mienne. Je n’étais pas prêt pour...faire le lien. 

Edmond : Alors maintenant tu es prêt à bâtir des ponts ! En voilà une enjambée ! C’est un bon point pour vous, jeune fille. 

Juliette : (Rires) Que...que pensez-vous de mon projet ?

Edmond : Il faut un peu développer, m’expliquer de quoi il s’agit exactement. 

Juliette : Eh bien...Il s’agit d’un film documentaire sur le grand photographe que vous êtes. Laisser une trace de ce qu’on ne voit pas à l’image et qui a permis ce merveilleux travail. J’aimerais vous interviewer, avoir votre témoignage sur toutes ces guerres que vous avez traversées. Avoir votre avis aussi. J’ai vérifié, il n’y a que des articles, des livres. Vos photos bien sûr. Mais aucun film. 

Edmond : Tu veux faire ma nécro ?

Juliette : Bien sûr que non ! Je voulais simplement vous rencontrer pour en parler. 

Edmond : Un film sur moi ! Et qu’est-ce que tu mettrais dans ton film en dehors de moi ? Un homme quoi qu’il ait fait dans sa vie ça ne fait pas un film ! 

Juliette : Non, bien sûr. C’est pour en parler avec vous que je suis là. Pour peaufiner le projet...Selon vos souhaits aussi.

Edmond : Mais moi, je ne souhaite rien et surtout pas ça. Tu as beau être la petite lumière d’Anton...Je ne crois pas à ce type de projet. (Courte pause) S’il n’existe pas de film sur moi ou mon travail...Tu ne t’es pas posé la question du pourquoi ?

Juliette : Je croyais qu’on ne vous l’avait pas proposé.

Edmond : (Il éclate de rire et boit d’un trait son verre. Il le repose d’un coup sec sur la table, se lève d’un bond et arpente la pièce.) Elle est rigolote ta copine. (Rires) C’est pour ça que j’aime la jeunesse. Ils ne doutent de rien. Le monde est neuf. Rien avant eux. 

Anton : On t’a déjà fait des propositions de films ?

Edmond : Bien sûr. Qu’est-ce que tu crois ! Et je les ai toutes refusées. Ils veulent te mettre en boîte pour leur postérité. Moi ! En boîte ! Jamais. Il n’y a que le cercueil qui m’enfermera dans sa coquille. L’image mouvement, elle ne me fixera pas. C’est moi qui fixe le monde. Non. Désolée petite. Je ne suis pas de la marchandise. 

Juliette : Vous savez très bien que ce n’est pas ce que je veux faire de vous. 

Edmond : De vous ! Tu vois bien. Tu parles bien de moi ! 

Juliette : Ce n’est pas vous. Mais votre parole. Elle manque. Il y a bien tous ces écrits, mais ce sont les autres qui parlent de vous. Moi, j’aimerais vous entendre. 

Edmond : Mes photos ne te suffisent pas ? Elles ne parlent pas d’elles-mêmes ? Qu’est-ce que tu crois que je pourrais apporter à ces cris, à ces regards, à ces corps morts. Non. On arrête cette conversation. Je ne veux pas parler de ça. 

Anton : Tu vois. J’t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée. 

Edmond : Allez les chercher les vraies images.Vous. Les jeunes. Celles que je n’ai plus la force physique d’aller moi-même dénicher. Montrez-les-moi. Et là, je veux bien vous aider dans votre projet. Parler de moi n’a aucun sens ! C’est parler de votre monde, de celui que vous allez construire avec vos engagements, vos combats, vos idées, vos révoltes. C’est votre regard sur ce monde qui aujourd’hui importe. Ce monde-là, n’est plus le mien. Si j’avais encore les jambes, je rouvrirais cette armoire et je serais déjà en Syrie ou sur toutes ces routes qui portent le triste poids de tous ceux qui fuient leurs terres en feu. Je les aiderais même...à escalader ces murs que l’Europe et d’autres érigent devant eux. Allez ! Allez la chercher la vie. Là où elle est et pas dans mon salon où il n’y a plus rien à trouver, hormis du bon whisky. C’est mon travail qui a parlé au monde pendant toutes ces décennies. Parce que je suis allé sur le terrain. Corps à corps. Jusque dans ses endroits les plus sombres. J’ai failli maintes fois laisser ma vie dans les décombres de toutes ces villes étrangères. Et malgré les blessures et les quelques cicatrices que m’ont laissé mes traversées, pas une terre n’a voulu prendre mon corps. Elle s’emparait de milliers d’autres. Moi, elles me demandaient de continuer à photographier ce grand corps malade qu’est le monde et dont la maladie contagieuse, qui semble malheureusement incurable, est l’homme. Plus d’un demi-siècle de photos. Ça ne suffit pas ? Il faut des mots ! Ceux d’un vieil homme qui ne voit plus le monde que derrière son téléviseur et qui a fini par l’éteindre définitivement car il n’y trouve rien de bon. Toutes les images se ressemblent aujourd’hui. Les reportages filmés, comme les photos...De la lavasse. Elles ont toutes le même visage, la même couleur délavée, quand elles ne sont pas honteusement retouchées à faire croire à de fausses vérités. Un peu plus de rouge par-ci, par-là. N’est-ce pas la couleur du sang qui aujourd’hui fait vendre ? Et pas une. Pas une seule pour te donner l’envie de réfléchir. Juste du sensationnel. Comme si la misère du monde était à vendre ! Non. Désolé. Je n’ai jamais accepté. Et ce n’est pas à mon âge que je vais changer d’avis. 



                                                            *****