jeudi 14 mars 2019

"Sendai, mon amour", roman - adaptation de la version verticale intitulée "Elles"



Résumé 

Un carnet volontairement abandonné sur la banquette d’un restaurant. Une ultime bouteille jetée dans l’océan du vivant.

La rencontre de deux femmes. Leur errance, leurs souvenirs, leurs doutes face à l’amour qui pourtant les habite. 

L’inattendu et ses forces vives fissurent les fondations des amours les plus sûrs. 

Avoir vécu auprès de l’être aimé à l’imaginer là où il n’était pas. 

Face au réel, l’illusion de l’autre devient soudainement une ombre et se retrouver soi un besoin salvateur. 

Lentement la quête de ces deux femmes s’entrecroise et dessine le portrait de ces hommes aimés, enfermés dans leur propre création. À y mélanger les mondes, à s’y perdre. L’un dans le reflet d’une plume, l’autre dans la transcendance d’une note de musique.

Superposition des êtres, des temps, des lieux. 

Fukushima, l’ombre d’Ophélie, les fantômes des hibakushas, l'amour qui unit ou sépare sur des malentendus, ce roman « intérieur » parle de tout cela.


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Extrait : 

Elle referma la porte de son appartement. Tout était parfaitement en ordre. Ne rien laisser derrière soi qui puisse donner une impression de chaos. On ne sait jamais qui ouvre les portes que l’on referme.

Derrière cette porte…Les traces d’une vie consommée. Des objets, excessivement bien rangés, racontaient des monticules d’histoires. Offrandes des pays traversés, tous avaient trouvé refuge dans la quiétude de sa demeure. À faire croire qu’ils étaient nés là. 

La plupart des murs étaient recouverts de livres. Les immenses étagères qui s’étiraient jusqu’à la lisière du plafond avaient depuis longtemps fait oublier la véritable couleur des murs fondateurs.

Les nombreuses années où elle avait vécu là, elle avait aimé s’enfermer dans toutes ces pages ; s’efforçant de redonner vie à chacun de ces mondes le temps d’une promenade silencieuse. 

Aujourd’hui une force la poussait à sortir définitivement de toutes ces pages. 

La clé qu’elle serrait entre ses doigts tourna opiniâtrement dans la serrure. Un bruit volontaire emplit le palier. Un tour d’écrou. La grande porte de bois grenat…Une forteresse qu’elle refermait pour toujours. Elle n’emportait rien. Elle n’avait pour bagage qu’un grand linceul blanc qu’elle avait secrètement replié en elle-même ; animée par cette seule volonté qui la poussait hors de ces murs.  

L’ascenseur arriva. Il n’y avait personne. Elle en fut soulagée. Le miroir du fond, habituellement si accueillant, dessinait l’ombre d’une silhouette. Celle qui partait n’était-elle donc que cela ? 

Au rez-de-chaussée, la lumière du jour lui fit plisser les yeux. Elle passa devant les boîtes aux lettres. Il y avait peut-être du courrier. Son regard glissa sur son nom. Sans s’arrêter, elle traversa le grand hall. À l’instant où sa main poussa la porte vitrée qui s’ouvrait sur l’extérieur, elle eut l’impression étrange de traverser un nuage. Un nuage qui laissa une infime goutte de lait sur sa peau comme dans certains rêves qui habitaient son sommeil. 

Elle s’accrocha à ce nuage. À cette goutte de lait. Et soudainement elle entendit une petite voix lui murmurer : « Noli me tangere. Nos mains déchiquetées. Douleur à fleur de peau. Refermer une porte et l’on s’imagine que rouillent les souvenirs. »

Sur le trottoir elle resta un temps incertain entre deux mondes. Elle finit par revenir. Et d’un geste preste, elle rajusta une mèche de ses cheveux qui retombait sur son front ; balayant ainsi cette pensée venue d’un profond lointain. 

Ce fut à ce moment qu’elle vit apparaître l’ombre blanche de son taxi. Cette présence lui redonna la force du réel. Elle s’engouffra dans le véhicule et fut presque étonnée d’entendre des sons sortir de sa bouche.

- La gare la plus proche, s’il vous plait. 
- Laquelle, madame ?
- La plus proche.

L’homme resta un instant dubitatif. Il ajusta son rétroviseur pour mieux voir cet étrange voyageur et démarra son véhicule. Comme s’il ne supportait pas son silence, il se mit à fredonner un air d’autrefois. 

Des souvenirs arrivèrent jusqu’à elle. Une musique. Un banc. Une nuée de petits moucherons qui virevoltaient en rond. 

L’enfance…si lointaine.  

Elle lui demanda d’arrêter le véhicule. Elle continuerait à pied. Au prochain carrefour, il y avait une gare. 

Prendre le premier train. Aller au bout de la ligne. Peu lui importait la ville. Les décors ne changent rien. Elle le savait bien. C’était pour cela que partir pouvait cette fois réussir. 

Elle n’aimait pas les gares. Suivre la ligne. Juste la ligne. 

Le petit sac qu’elle portait au bout de son bras ballant était léger. Comme ses pas qui effleuraient le bitume. Il y avait tant de traces sur le sol de cette gare. Tant d’histoires racontées sur ces pages goudronnées. Infime pellicule qui recouvre à murmurer au passant tout ce que la nuit des temps. 

Au guichet elle demanda quand partait le prochain train. Peu lui importait l’endroit. On la regarda avec étonnement. Une fois le billet vendu, l’employé eut du mal à détacher son regard de cette silhouette fantomatique. 

Elle s’arrêta pour composter son aller simple. Une vie traversée pour arriver sur le siège de ce TGV !

Le train roulait à vive allure. Le paysage défilait à contresens. Ce mouvement semblait vouloir la ramener. S’éteindre n’était pas si simple. 

Le wagon était presque vide. Elle aurait pu changer de place, se retrouver dans le bon sens. Elle resta sur son siège. 

(...)


                                                                 *****