Un roman : "Elles" et deux pièces de théâtre : "A l'aube de la nuit" et "Quand s'échappe la lumière" - résumés et extraits


"Elles"
Fukushima, "Sendai mon amour", Hamlet, les fantômes des hibakushas, l'amour qui unit ou sépare sur des malentendus, des illusions ; ce roman écrit en vers libres parle de tout cela.

Deux femmes à chercher l’autre là où il n’est pas. Deux hommes enfermés dans leur création à mélanger les mondes, à s’y perdre ; à retrouver leurs forces dans cet amour qu’ils proclament. L’un dans le reflet d’une plume, l’autre dans la transcendance d’une note de musique.

Superposition des êtres, des temps, des lieux. Aimer comme une errance de soi.
 
Extraits :

Hiroshi peignait avec les mots
Son écriture
Par endroits
Une sculpture


Sa plume explorait des terres

Où pas même le pas avait la certitude d’un sol

Sa poésie
Ne faisait pas recette
Sa condition sociale
L’avait mis à l’abri du besoin

Il pouvait écrire sans compter
Seuls les mots lui faisaient quelquefois défaut

Il était la figure de proue
D’un petit groupe
En marge du monde
Il écrivait
Pour faire quelque chose
Il écrivait pour jouer avec la vie
Mais surtout avec la mort

Il aimait la défier
S’en approcher
Parfois une volonté de la détruire
Comme s’il en avait les moyens

Entre chaque page
Il en laissait une blanche
Juste pour elle

Lorsqu’il ne la sentait plus
Il prenait la plume
Et l’enfonçait à meurtrissure
Dans les veines de sa poésie

Un besoin de savoir
Jusqu’où le souffle

(…)
                                                        *****
(…)

Toi
Le poète
Tes mots
Devenus de simples soldats
Partis en éclaireur
A ma seule recherche

Comment te dire
Qu’il te fallait deviner
Tout ce que l’amour
En son mutisme le plus glacial

Sendai mon amour
La force de l’intérieur
Sendai mon amour
Nous seuls
Si seuls

Qui peut oublier
Tout ce que la source
 
Lorsque je t’ai rencontré
Tu savais avant moi

(…)


                                                    *****

 
Que cherche-t-on
Là où nous nous trouvons
L’espace de ce temps
Que nous traversons

Le Japon
En mes veines

Mon pas s’emboitait naturellement au tien
Avant cet instant
Où je n’ai plus rien reconnu

Comme si tout ce que nous avions vécu
Avait subitement disparu

Je savais que c’était là
Sans rien pouvoir saisir

Incommensurable impuissance
A rassembler mes forces
Pour être
A nouveau

Mais quoi au juste 

J’avais le désir immense de te retrouver
Je demeurais dans l’impossibilité terrifiante
Du moindre mouvement

Nous sommes de grands bâtisseurs
Nous sommes de grands destructeurs

Nous ne savons pas toujours
Ce que nos pas

(…)

                                                      ****
(...)

On ne retrouve pas l’autre
Parce qu’il revient

Il était à quelques pas de la sortie
Il s’arrêta
Se frotta les yeux

Il n’avait pas de bagage
 
Il resta un moment
Immobile
Les yeux fermés
Au milieu de la foule

Derrière tes paupières closes
J’avais le sentiment
Que tu reconstituais mon image

Comme une force nécessaire
Pour le pas suivant

A cet instant j’ai failli crier ton nom
Mais la paroi de verre
M’a soudainement arrêtée

J’ai fermé moi aussi les yeux
La peur me terrassait

Tout était noir
Silencieux alentour

Derrière la glissière de mes paupières
Je t’ai aperçu
Flottant au milieu des eaux

(…)

                                                                       *****

(…)

Lorsqu’il rencontra Anne
Le frémissement d’un mouvement
Une empreinte familière

Elle portait
A évincer
A faire oublier
Tout ce qui avant
 
La note était là
Dans cette voix

Une caresse
A l’anéantir
 
La puissance des peaux
Où l’imperceptible

Dès qu’il était en elle
Il composait comme jamais

Il avait besoin d’elle
Comme la plume de son encre
 
Lorsque leurs regards
Pour la première fois se croisèrent
Il était marié depuis 20 ans avec Hélène

Ils n’avaient pas d’enfants
Il n’y avait pas de place
Pour cette création-là

Hélène avait très vite renoncé
A son désir de maternité
Seule sa musique
 
Pendant toutes ces années
Ils furent comme les deux doigts d’une seule main
Mais dans le silence de ses nuits
Johannes savait qu’une clé lui manquait

Lorsqu’il rencontra Anne
La note
Dans son regard

Sa voix s’en faisait l’écho bouleversant
Elle portait avec un naturel déconcertant
Cette clé qu’il avait toujours recherchée

(…)

 
 
                                                             *****

 
Comme savait si bien le dire le cinéaste
L’amour ça fait mal
 
C’est sans doute cette douleur particulière
Qui lorsqu’elle nous pénètre
Nous fait penser à l’amour
 
Nous glissons les uns sur les autres
Sans véritablement s’atteindre
 
Lorsque nous croyons avoir rencontré
Ce n’était que de la jouissance
Une peau qui suintait d’impatience
Un désir d’amour à s’y méprendre 
 
 
(…)
 
 
                                                       *****
"A l'aube de la nuit" - Une pièce de théâtre 


Résumé : 

« À l’aube de la nuit » est une pièce en trois actes. Un face à face entre un vieil homme et une jeune femme. Tous deux sont enfermés une nuit entière dans une bibliothèque. Pourquoi sont-ils là ? 

Louis s’est laissé volontairement enfermer. Une troublante et incontrôlable sensation l’a retenu sur les lieux au moment où il allait les quitter. Un acte irrationnel. Le souvenir lointain d’une rencontre. Le secret enfoui d’un livre ancien dont les pages seraient salvatrices et pour lui seul écrites. Ce livre semble être là, sur l’un de ces rayonnages. Mais lequel ? Et ce livre existe-t-il vraiment ? 

Mathilde se trouve là par hasard. Elle s’est endormie après une nuit trop festive, tout du moins le croit-elle, dans un recoin où personne ne s’est aperçu de sa présence au moment de la fermeture. Louis la réveille. Elle a peur. S’interroge et cherche par n’importe quel moyen à quitter ces lieux qui l’emprisonnent.  

Mathilde, ce caillou vivant dans la chaussure de Louis, comme il le dira, va finir par accepter son sort et profiter de cette longue nuit pour oser enfin parler. Sera-t-elle entendue ? 

Il suffit parfois d’un lieu pour que l’imaginaire tire ce fil qui gomme et altère les frontières. Celles qui l’empêchent de devenir réalité. 

Devenir réel le temps d’un rêve éveillé. Dans ces moments, peu importe la nature et la véracité des souvenirs. Se croire vivant devient l’essentiel.   

Toute une nuit de confessions où les souvenirs égrenés jonglent avec la réalité et l’illusion, à nous conduire, à nous induire, à nous faire réfléchir.

Mathilde et Louis sauront-il retrouver cette porte où la lumière du jour mène à la seule réalité ?

Pierres précieuses de l’humanité, les livres conduisent indéniablement sur des chemins de lumière. Mais il faut se méfier de ceux qui se griment à engendrer des croyances millénaires sorties d’un seul imaginaire. 

                                                                      *****

Extraits :

ACTE I


Le décor 

Une bibliothèque dont un grand nombre de livres sont anciens. Quelques tables de travail, chacune éclairée par une lampe. 
Une échelle coulissante permettant l’accès aux livres les plus hauts placés.
Les étagères recouvrent tous les murs jusqu’au plafond, une verrière en forme de voûte.
Deux immenses rideaux de velours, couleur pourpre, dissimulent deux portes. L’une est au fond de la scène. L’autre, latérale.

La scène :

Un homme d’un certain âge sort de l’ombre. Il regarde autour de lui d’un air méfiant, puis s’avance à pas de loup au centre de la scène. Après un court instant d’hésitation, il se dirige vers l’échelle, y monte prestement et s’arrête à mi-hauteur à la recherche de quelque chose.


Louis : Où peut-il bien être ? (Il poursuit son exploration en silence. Une voix off envahit soudainement l’espace.) Je le savais. Je le sens. C’est là. Tout près. Cette sensation de froid avant de quitter les lieux ! À me retenir. Impossible de faire autrement. Ce froid. Un signe ? Un avertissement ? Il faut que je sache…La vieille femme me l’avait prédit. Je le savais. J’ai toujours su. Même si bien souvent, je ne voulais pas…Non. Ce n’était pas une chimère. Ce froid qui m’a glacé les os, ne peut me trahir. Mais, ne perds pas ton temps. Tu n’as que la nuit devant toi. Une toute petite nuit. (Courte pause) Toute une vie de doute pour finalement être rassuré par ce froid ! La vieille femme…Je ne l’ai donc pas rêvée. Elle était bien réelle. « Tu ne sauras pas à quoi cela ressemble. Tu ne comprendras pas le sens de ce que tu cherches, mais un jour lointain, tu sauras. »

L’homme s’arrête brusquement. Il tend l’oreille, en penchant légèrement son corps en direction du centre de la scène, tout en tenant fermement l’échelle d’une main. Son autre main est posée sur son front, comme pour mieux scruter un horizon incertain. Son regard balaie lentement l’espace scénique

Louis : (À voix haute) Il y a quelqu’un ?

N’ayant pas d’écho, l’homme redescend de l’échelle, regarde un instant autour de lui, la fait légèrement coulisser et s’apprête à y remonter, lorsqu’il aperçoit dans un coin une silhouette, recroquevillée sur elle-même. Il s’en approche timidement. Une jeune femme dort, assise à même le sol. Ses deux bras encerclent ses jambes repliées contre sa poitrine. Sa tête repose sur ses genoux. Il la contemple quelques instants. Fait deux trois pas autour d’elle. Hésite. Avance une main. Se rétracte. Et dans un mouvement de panique, se précipite au centre de la scène, avant de revenir lentement vers ce corps endormi. Il pousse un long soupir.   

Louis : Mademoiselle. (Silence) Mademoiselle. Que…que faites-vous là ? (Silence. La jeune femme ne bouge pas. L’homme laisse échapper un léger cri.) Ah ! Pourquoi, ce caillou vivant dans ma chaussure ? Pourquoi cet obstacle ? Elle me l’avait pourtant prédit. « Seul. Face à toi-même. Un jour tu trouveras. » Qu’est-ce que cette intruse vient faire là ? Mademoiselle. Réveillez-vous. Réveillez-vous.

Il effleure l’un de ses bras du bout des doigts. La jeune femme bouge légèrement et relève lentement la tête. Lorsqu’elle aperçoit cet homme face à elle, elle se lève d’un bond, s’éloigne en poussant un cri et se réfugie derrière le rideau qui camoufle la porte latérale. 

Louis : N’ayez aucune crainte. C’est…un malentendu. Vous…vous êtes égarée… Il est tard.

Mathilde : Qui…Qui êtes-vous ? (Lui lança-t-elle, en sortant timidement la tête du rideau.)

Louis : Je m’appelle Louis.

Mathilde : Et…que faites-vous là ?

Louis : Et vous ?

La jeune femme écarte peu à peu le rideau, comme si elle sortait d’un lit. Elle fait un pas, puis s’arrête. Elle tourne la tête d’un côté, puis de l’autre, comme si elle cherchait quelqu’un ou une issue. 

Mathilde : Où…Où sont les autres ? 

Louis : Il n’y a plus personne à cette heure ! Tout le monde est parti. Il n’y a…que nous. 

Mathilde : Comment ça ? Que nous ! (En disant ses mots, elle s’approche de lui et lui fait face.)

Louis : Eh bien, oui. La bibliothèque a fermé ses portes depuis bientôt une heure. Et…il ne reste que nous.

Mathilde : Que nous ! Mais…Qu’est-ce que ça veut dire ? 

Louis : Rien. Absolument rien…Sauf que nous sommes enfermés.

Mathilde : Enfermés ?

Louis : Oui. Enfermés. Et le hasard a voulu que nous nous trouvions dans la salle la plus éloignée de l’entrée principale. Vous voyez bien que c’est l’endroit où ils conservent les livres rares et ces pièces-là sont toujours un peu à l’écart. Alors…

Mathilde : Alors, quoi ? (Court silence) Et…qu’y a-t-il derrière cet autre rideau ? 

Elle se dirige vers celui situé au fond de la scène et le soulève. 

Louis : Une porte. Une porte fermée. Toute tentative est inutile. Les deux portes sont verrouillées.

Mathilde : Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je rêve !

Louis : Je commence peut-être à comprendre.

Mathilde : À comprendre ! À comprendre quoi ? (Elle se rapproche de lui)

Louis : Le sort me joue un tour. Un bien drôle de tour…pour ne pas dire un mauvais tour. (Il se met à rire)

Mathilde : Mais enfin, allez-vous m’expliquer ce que cette comédie signifie ?

Il continue de rire. Et sans lui répondre se dirige vers l’échelle. Il y remonte et poursuit ses recherches. La jeune femme marche pensive de long en large, puis va s’asseoir sur l’une des chaises. Elle se parle à elle-même.

Mathilde : J’étais pourtant décidée. J’ai résisté. Ne plus lui céder. Mais…Elle a fini par avoir gain de cause. Et maintenant que j’y suis ! Une force obscure me retient entre ces murs hostiles. Est-ce parce que…cette fois, je ne lui ai rien trouvé ? Ça n’était jamais arrivé. Mais, il n’y avait rien dans ces rayons qui m’inspirait. (Courte pause) Je ne devais plus. Je m’en étais fait le serment. Je lui avais pourtant dit que je n’irais plus. Ils sont devenus trop lourds pour moi. Bien trop lourd. (Courte pause) On s’est encore fâchées. Une scène insupportable. Comme chaque fois que je lui tiens tête. (Courte pause) J’ai fait la fête hier et j’ai dû me lever tôt ce matin…On dirait que je n’ai déjà plus l’âge. Mais…m’endormir dans un lieu public ! Dans les avions, les trains. Et encore, sur une longue distance. Mais, jamais comme ça ! Qu’est-ce qui m’arrive ? (Silence) Cette situation est ridicule. Et…je ne peux pas la laisser seule si longtemps sans nouvelle. Il faut que j’y retourne. Même les mains vides. Il doit bien y avoir un moyen. (Elle se lève, se dirige vers Louis et s’arrête au pied de l’échelle.) Vous devez m’aider à sortir d’ici au plus vite. (Silence) Eh ! Vous. Là-haut. Vous m’entendez ? C’est à vous que je parle.

Louis : Je ne fais que ça…Vous entendre. Mais je ne peux rien pour vous. Vous, si jeune et déjà…fatiguée ! Pff !

Mathilde : Comment ça, rien faire ?

Louis : Écoutez, j’attends ce moment depuis presque quarante ans. Une gamine s’endort et…Ah, non ! Vous ne croyez tout de même pas que je vais tout arrêter, parce que vous aviez besoin d’un peu de sommeil.

Mathilde : Vous…Vous n’allez pas me dire que vous avez l’intention de passer la nuit, ici ?

Louis : Et en quoi cela vous regarde ?

Mathilde : Nous sommes deux. Vous ne pouvez plus l’ignorer.

(...)

                                                                         *****
                        
                          
                                                         ACTE II


Même décor. Mathilde est assise sur une chaise. Elle fouille dans son sac et en sort une cigarette, qu’elle allume. Louis est de nouveau perché sur son échelle. Les manches de sa chemise sont retroussées. 

Mathilde : Vous en voulez une ?

Louis : Non, merci. (Courte pause) Vous savez, vous ne devriez pas. C’est dangereux pour les livres. Et puis…Il pourrait y avoir des détecteurs de fumée. J’aimerais pouvoir terminer ce que j’ai commencé sans qu’une armada de pompiers vienne écourter ma nuit. Elle est déjà bien entamée. 

Mathilde joue avec son briquet. Louis effleure les tranches des livres. 

Mathilde : Je commence à avoir faim. Fumer me coupe l’appétit…Rien qu’une. C’est inoffensif. Et ça me calme…Tenez, je suis prête à prendre le pari. 

Louis : Quel pari ?

Mathilde : Qu’aucun pompier ne franchira ces portes. (Silence) Et…un peu de fumée, ça va donner un autre goût à tous ces livres qui sentent le renfermé. Ils doivent en avoir marre de sentir la poussière. C’est le parfum des morts. Vous ne trouvez pas ?

Sans lui répondre, Louis descend de son échelle.

Mathilde : Comment pouvez-vous supporter pareil silence ? 

Louis : C’est inutile d’insister. Je l’ai perdu. C’est certain. Il n’est plus là.

Mathilde : Mais de quoi s’agit-il, enfin ? 

Louis : Dans mon histoire, il était question d’un livre.

Mathilde : Ah non ! Vous n’allez pas recommencer !

Louis : Pourtant, je cherche toujours la même chose. (Courte pause) Tout a commencé sur le bateau qui m’emmenait au Mexique. 

Mathilde : Au Mexique ! 

Louis : Oui. Au Mexique. 

Mathilde : Mais quel rapport entre le Mexique et…cette bibliothèque ? Et puis, on ne va plus au Mexique en bateau ! De quel siècle sortez-vous ?

(...)

                                                         *****

"Quand s'échappe la lumière" - Une pièce de théâtre 

Résumé : 

Après quinze ans d’absence, Anton revient sur les lieux de son enfance. Il arrive sur cette place piétonne où vit toujours Jude. L’homme de la rue. L’homme qui aime les livres. Des livres que les gens du quartier jettent de plus en plus dans les poubelles et qu’il revend quelques euros pour survivre. 
Dans le prolongement de cette place, il y a cette petite rue où Anton a vécu avec sa mère. Une mère qui voulait lui transmettre son amour des livres et contre lequel il a résisté. Vit-elle toujours là ?   
Pourquoi revient-il ? Du lointain on embellit les souvenirs. 
Où est-il allé pendant tout ce temps ? Fuir indéfiniment vers cet ailleurs ne gomme pas tout. 
Comment a-t-il vécu ? 
La seule personne qu’Anton a l’envie de revoir est son grand-père. Un photographe de guerre de renommée internationale.  
Ces retrouvailles vont transformer les destins de ces deux hommes et les conduire vers d’irréversibles destinées. À libérer du passé. À formuler les raisons qui poussent vers ces guerres dont le whisky continue de cautériser les plaies. À tenter de comprendre cette errance qui empêche de devenir, jusqu’à atteindre ce point ultime où la parole brise les silences et révèle d’inattendus secrets. 
Auprès du vieil Edmond, que tous admirent, Anton découvre que l’on ne sait rien de l’autre, de celui que l’on croyait connaître. 
Les secrets les plus enfouis sommeillent dans les chairs silencieuses qui hurlent leurs seules feintes à la surface du monde. 
Mais quand s’échappe la lumière, les chemins les plus improbables deviennent des ouvertures vers tous les possibles. 
                                                              *****

Les personnages :

Anton, le fils de Rebecca
Edmond, le grand-père d’Anton et le beau-père de Rebecca
Jude, l’homme de la rue
Rebecca, la mère d’Anton
Juliette, la petite amie d’Anton  
Simon, le deuxième homme de la rue
Pierre, le compagnon de Rebecca

Les lieux :

·      Une petite place située dans une zone piétonnière à Paris.

·      L’appartement parisien du grand-père. 

·      Une chambre d’hôpital à Paris.


Extraits :


ACTE I

Scène I 



Personnages : Anton, Jude, Rebecca, Pierre.


Le décor : Une petite place située en zone piétonne, quelques bancs, une fontaine avec son ange. Sur l’un des bancs des livres d’occasion sont exposés comme sur un étal. À proximité, assis à même le sol, recroquevillé sur lui-même, un homme d’âge mûr est assoupi. Quelques sacs de plastique l’entourent. La plupart sont remplis de livres. Un sac de couchage sort de l’un d’eux. L’homme est seul sur scène. Des pas résonnent en coulisse. Un jeune homme apparaît et traverse lentement l’espace. Arrivé à hauteur de l’homme, il le regarde, hésite, fait mine de s’arrêter et poursuit son chemin. Au moment où sa silhouette est sur le point de disparaître, il s’arrête, se retourne, hésite de nouveau, puis s’approche de l’homme. 


Anton : Jude ?

L’homme ne réagit pas. 

Anton : Jude ? C’est toi ?

L’homme ne bouge pas. 

Anton : Eh ! Jude. C’est Anton. 

L’homme relève lentement la tête, toise le jeune homme avant de reprendre sa position initiale. 

Anton : T’es toujours dans le quartier ! Avec tes bouquins ! 

Silence. 

Anton : Ils viennent toujours t’en acheter tes petits étudiants ? (Silence)Tu les appelles toujours tes mômes ?

L’homme finit par relever la tête et dévisage longuement l’inconnu. 

Jude : T’es qui, toi ? Et tu la connais d’où ma vie ? 

Anton : Tu m’as déjà oublié !

Jude : J’suis pas d’humeur.  

Anton : Tu n’as pas changé. 

Jude : Si tu veux m’acheter un livre. C’est pas de refus. J’ai besoin de tunes. Tu n’as qu’à choisir. (Il lève avec nonchalance le bras en direction du banc où sont exposés les livres.) Et n’oublie pas de payer. 

Anton s’approche du banc, regarde les livres, finit par en prendre un au hasard et le repose aussitôt. Il en choisit un autre, commence à lire la quatrième de couverture, puis le repose. 

Anton : Tu vends toujours les mêmes conneries. On dirait les livres de ma mère. T’as pas un bon polar ?

Jude : Ici, y a que des étudiants. Les polars ça ne fait pas recette dans le quartier.

Anton revient vers lui les mains vides.

Jude : T’es pas obligé de prendre un bouquin. Mais t’as bien une ou deux pièces ? Tu les poses sur le banc…ça fera venir les clients.  

Silence. 

Jude : Eh bien…Qu’est-ce que t’attends ? Si t’as pas de blé, casse-toi. J’suis pas d’humeur. J’ai pas envie de causer. Pas aujourd’hui. (Il fait plusieurs mouvements du revers de la main lui signifiant de partir.)

Anton ne bouge pas et le regarde sans rien dire. 

Jude : Mais qu’est-ce que t’attends ? Le dégel ? (Silence)Si t’aimes pas les bouquins, j’peux rien pour toi. Et si t’as les poches vides ou des oursins au fond. Va voir ailleurs. J’ai pas envie de causer. T’entends ? (Silence)J’ai pourtant de quoi faire ! Si tu fouilles dans mes réserves, tu finiras peut-être par le trouver ton polar. J’fais pas tous les jours l’inventaire. Je prends ce qu’on m’donne. Il est peut-être là ton polar. Fouille. Mais fous pas le bordel. 

Anton ne bouge toujours pas.

Jude : Tu te rends compte, je suis devenu une librairie à moi tout seul ! Y en a presque plus dans le quartier. Elles ont toutes fermé. Un quartier d’étudiants ! Quelle misère ! Ça en désespère certains. Moi, ça fait mes affaires. Tu sais, y a de plus en plus de livres dans les poubelles. Eh oui, les gens du quartier. Oh ! Pas tous. Mais pas mal quand même. Maintenant qu’ils connaissent mon adresse, certains font quelques pas de plus pour me livrer à domicile. J’fais pas le difficile par les temps qui courent. J’suis même vernis. Quand j’suis pas là. Ils ne laissent pas leurs bouquins à mes copains. Ils attendent le vieux Jude. Tu te rends compte ! En mains propres, ils veulent livrer. (Il regarde ses deux mains, les soulèvent en direction d’Anton et les retourne plusieurs fois sur elles-mêmes.)Tu entends ? En mains propres. (Il appuie sur chaque mot.)

Silence.

Jude : Les livres ça intéresse de moins en moins les gens. C’est pour ça qu’y a de plus en plus de cons. (Courte pause)J’aimais bien lire, autrefois. Mais j’ai plus la force. Il fait trop froid ou…j’ai pas la tête. Heureusement y en a encore qui en ont besoin. Qui ont toujours la force. Ça me fait vivre un peu. Jude est là pour les abreuver à bas prix. Surtout les mômes. 

Anton rit. 

Anton : Tu n’as vraiment pas changé, Jude. 

Jude : Comment tu connais mon nom ?

Anton : Tu ne te souviens vraiment pas de moi ? 

Jude : (Il le dévisage longuement.) Non…Pas la moindre image. T’es beau gosse. Je m’en souviendrais d’une gueule d’ange comme la tienne. 

Anton : Tu n’as pourtant encore rien bu ! Pas une bouteille à tes pieds ! Tu as toujours ta petite planque sous la fontaine ? 

Jude : Mais t’es qui, toi, pour raconter ces conneries-là ?

Anton : J’ai changé à ce point pour que tu ne me reconnaisses pas ? 

Jude : J’ai…j’ai plus toute ma tête. La rue…ça t’absorbe. Tous ceux qui sortent des murs…Ils ont la même tronche. Mais…Vous ne pouvez pas comprendre. 

Silence.

Jude : Allez, dégage. T’es peintre ? Tu veux faire mon portrait ? Ça va te coûter un max, tu sais. J’suis un modèle hors pair. Oui, oui…T’as beau te marrer. Je suis très cher.  

Anton : Non. Tu n’as pas changé, vieux loup.

Jude : Mais t’es qui ? Y en a qu’un qui m’appelait…vieux loup ! (Ces deux derniers mots prononcés un ton plus bas.)

Anton : Je vois que tu n’as pas tout oublié. 

Jude : Oublié quoi ?

Anton : Le squat Saint-Martin, ça te rappelle quelque chose ?

Jude : Tais-toi gamin. Tu n’étais même pas né. Comment tu connais c’t endroit ?

Anton : Tu as besoin de lunettes, vieux loup. C’est vrai que je ne suis plus un môme. Mais tout de même ! Tu as vraiment l’air en décalage horaire.  

Jude : Ici. Y a plus temps. Et puis…J’ai plus envie de me souvenir. Mais si t’es un rescapé de ces endroits, tu devrais savoir qu’il y a tellement de passages qu’on en oublie les visages et les noms.(Il rit)Les noms. La plupart sont inventés. Et même quand ils sont vrais, tous les traits se superposent comme quand t’as trop picolé. Ça fait des drôles de lignes qui te donnent l’impression que t’es toujours avec le même pote. (Rires)Oui, tout se superpose. Tu vois, je n’ai pas tout oublié. J’ai encore un peu de vocabulaire.

Anton : Tu as toujours été au-dessus de la mêlée. Mais tes belles idées sur l’égalité, la fraternité ont fait que tu t’es mis à ressembler aux plus faibles pour être…au même niveau. Aucun n’avait la force de se hisser à ta hauteur d’esprit et de cœur. Alors…C’est toi qui es allé vers eux. Ça te rassurait. Mais ça ne t’a pas aidé. Au contraire. J’ai un temps cru que je pouvais quelque chose pour toi. Mais tu n’as rien fait pour. Et puis…J’avais mes problèmes. Il a fallu… 

Jude : Mais t’es qui toi pour raconter toutes ces conneries que j’avais oubliées ?

Anton : Tu te souviens d’Anton ?

Jude : Anton ! J’sais plus. 

Anton : Et pourtant, tu as le regard qui brille. 

Jude : Ferme-là, l’étranger. Je viens d’avoir un flash du passé et…j’aime pas ça. 

(...)

                                      *****

Extraits :

Anton : (Rires) Non. Ce n’est pas ma Julie. C’est ma mère.

Jude : Ta mère !

Anton : Y a des années que je ne l’ai pas revue. J’étais ailleurs. Je pense qu’elle habite toujours au bout de cette rue. Peut-être même que tu la connais et qu’elle t’achète quelques livres. Elle n’a vécu que pour eux. Y a que ça qui l’intéressait. Elle voulait presque que j’en devienne un ! Mais ce n’était pas ça pour moi la vie.

Jude : Ça y est. Je crois me souvenir. Avec un prénom pareil ! On ne peut pas complètement oublier.

Anton : Si je m’appelle comme ça, c’est à cause d’elle. 

Jude : Et ton père a laissé faire ?

Anton : Mon père ! Il s’en foutait du prénom. Il voulait un enfant d’elle. Elle a fini par céder. Elle pouvait bien l’appeler comme elle voulait cet enfant.

Jude : Ce n’est pas souvent que le désir d’enfant vienne d’un homme.

Anton : (Rires) Ce n’est pas ce que tu crois. Elle commençait à lui échapper. Il a voulu la rattraper comme ça. 

Jude : C’est bien ce que je te disais. Habituellement ce sont les femmes qui te font un gosse pour que tu restes. 

Anton : Eh bien chez moi ça ne s’est pas passé comme ça. L’enfant, il s’en foutait. C’est avoir quelque chose d’elle qu’il voulait. Il sentait le vent venir. Alors, il a assuré ses arrières. Et pour une fois il a su faire. 

Silence.

Anton : À la fin j’étais l’incarnation vivante de leur bibliothèque. La synthèse comme il lui a un jour balancé quand elle l’a quitté. J’emporte avec moi la synthèse de toutes nos années. Allez, viens Anton. Viens avec papa. Non. Il reste avec moi. Tu vas l’enfermer dans ta poésie. C’était ma mère. J’étais trop petit pour pouvoir choisir, pour avoir le droit de dire. Et même si j’avais voulu, ils auraient combattu. Non pas pour me garder. Mais pour gagner. J’ai fini par devenir l’alibi de mon père pour qu’il reste en contact avec ma mère. Avec lui, elle n’avait pas besoin de baby-sitter. Anton. Oui. C’est moi. Je m’appelle comme ça parce que je suis né entre les pages d’un livre qui était ouvert ce jour-là. Je suis né parce qu’un homme aimait une femme qui lui échappait. Mais un môme ça ne fait pas tout. Il n’arrive pas au monde avec un tube de colle pour recoller leurs morceaux. 

Jude : Tu n’exagères pas un peu ?

Anton : Oh ! Je suis bien au-dessous de la réalité. Mais tu sais à cette époque ils se ressemblaient tous ?

Jude : Qui ? 

Anton : Les parents. J’avais dans ma classe un mec qui s’appelait Antonin parce que son père était fou d’Artaud. Un autre s’appelait Aurélien parce que sa mère était dingue d’Aragon. Moi c’est la loterie. J’aurai pu m’appeler Ulysse ou Dante. Je crois qu’ils auraient osé.  

Jude : T’as quand même lu des livres pour citer tout ça !

Anton : Non. Je n’en ai lu aucun. En tout cas, pas les leurs. C’était leur vie. Pas la mienne. Je n’en voulais pas de leur héritage. Tous les mômes subissent les rêves de leurs parents. Alors tu ne crois tout de même pas que j’allais m’enterrer vivant dans leur forêt de livres. J’étouffais entre leurs pages. J’avais besoin d’air. L’air libre. Marcher dans les rues sans écrire la moindre ligne. Sans lire la moindre page. Juste marcher. Contrairement à eux. Rencontrer. Peu importe qui. Mais marcher. Regarder. Se laisser porter. Ils n’ont pas compris que la vraie bibliothèque, c’est l’être humain. Des milliards de livres dans les rues du monde. Tu n’as qu’à t’asseoir et écouter. Et là, le film peut commencer. 

(...)

                                         *****

Extraits :

Jude : T’étais où pendant tout ce temps ?

Anton : À l’étranger.

Jude : J’ai l’impression que je n’ai jamais bougéd’ici. Je suis comme cette fontaine. Elle n’a plus d’eau. Je n’ai jamais vu d’eau dans son bassin. Mais elle a toujours été là. Il n’y a que les livres qui me redonnent parfois un peu la notion du temps. Avec eux, je sens qu’il se passe quelque chose. Plus mon stock grossit, plus je sens basculer ce monde qui se cache derrière tous ces murs (Il lève un bras et balaie l’espace d’un lent mouvement panoramique.) Les livres ça leur demande un effort qu’ils ne veulent plus faire. C’est plus facile d’appuyer sur un bouton et d’avoir le monde qui s’allume pour vous. Ils n’ont jamais eu autant d’amis alors qu’ils sont tout seuls. Et quand ils sont obligés de sortir, ils passent sans te voir, le nez dans leur écran, quand leur truc n’est pas scotché à leur oreille. Deux euros. Un euro. Ce n’est rien pour eux. Pour moi…ça change beaucoup de choses quand y en a un ou deux qui tombent. Mais ils n’ont pas le temps de s’arrêter. Ils sont pressés. J’sais pas où ils vont. Sans doute derrière leur écran. Y voient que des horreurs, mais à eux il ne leur arrive rien de fâcheux. Ma chance finalement c’est que les livres ils s’en foutent. Ils s’en débarrassent pour faire de la place. Les écrans ça prend moins la poussière. Un coup de chiffon et hop ça brille. Un clic et hop t’es à l’autre bout de la terre. Il parait qu’ils n’ont même plus besoin de sortir pour se rencontrer. Un clic et l’amour t’est livré comme une pizza. Non, mais t’y crois ? Remarque, si je pouvais me trouver une gonzesse comme ça, je cliquerais bien un soir. Bah ! Derrière les murs on est malheureux pour un tas de raisons, sans raison. Mais ici. Faut survivre. Et si tu commences à réfléchir vaut mieux boire. 

Anton : Chacun sa croix. Il y en a de plus visibles que d’autres. Mais leur poids est le même. 

Silence. 

Jude : Je crois qu’il y a des choses qui me reviennent. Tu ne serais pas par hasard ce gosse qui s’est barré un soir de chez sa mère et m’a empêché de… (Courte pause) Quand j’ai froid, je fais des cauchemars. Et ça revient. Je sens ta main me ramener à la surface de cette eau sombre. C’est ça, hein ?


(…)


ACTE II

Scène II


Personnages : Edmond, Anton, Juliette. 

Décor : l’appartement d’Edmond

Edmond est seul dans la pièce. Il est assis à son bureau, penché sur un dossier. Il portedes lunettes tout en étudiant minutieusement un document à la loupe. Quelqu’un sonne à la porte et le fait sursauter. 

Edmond : Qu’est-ce que c’est ? Je leur ai pourtant dit...Pas aujourd’hui...Il me faut un peu de temps tout de même ! Mais qu’est-ce qu’ils s’imaginent...que j’ai toujours 40 ans !

Il ôte ses lunettes, quitte sa chaise à regret et disparaît de la scène. On entend une porte s’ouvrir et la voix d’Edmond. 
                                                                                                                                   
Edmond : Anton ! Tu ne me quittes plus ! Je me demandais qui c’était ? (Ils arrivent ensemble dans la pièce.) J’ai un instant cru que c’était le journal. 

Anton : Le journal ?

Edmond : Ils ont envoyé une équipe sur un terrain que je connais bien et ils m’ont demandé d’étudier quelques documents. 

Anton : T’es devenu espion ?

Edmond : Ne dis pas de bêtises. Ça serait trop long à t’expliquer. J’ai accepté, mais tous ces détails, sur les photos, ça me fait mal aux yeux. J’y vais à la loupe...Allons, oublions tout ça !... Je suis content que ce soit toi. Je croyais qu’ils venaient avant l’heure. J’allais les renvoyer. (Courte pause) Qu’est-ce qui t’amène ? 

Anton : En fait...Je...Je ne suis pas seul.

Edmond : Comment ça ? 

Anton : J’ai...J’ai parlé de toi à Juliette et elle aimerait bien te rencontrer. 

Edmond : Juliette ? 

Anton : C’est ma copine.

Edmond : Tu t’es enfin décidé à m’en présenter une ! C’est bien la première ! 

Anton : Elle n’est pas comme les autres. 

Edmond : Attention ! Quand on commence à parler comme ça d’une femme, on est mal parti. Adieu veaux, vaches, cochons. Derrière soi la liberté. Elles sont fortes, tu sais. Bien plus qu’on ne croit. On est des angelots à côté. Et...Elles savent y faire pour nous garder. Elles en acceptent des choses. Bien des choses. 

(…)

                                                           *****
 Extraits :

(…)

Juliette : Anton vous a parlé de mon dernier projet ?

Edmond : Non, il ne m’a rien dit. 

Juliette : (À Anton) Je croyais que tu l’avais prévenu.

Anton : Non. Je te laisse faire. 

Juliette : Merci ! Tu aurais pu me préparer.

Edmond : Vous êtes bien mystérieux tous les deux !

Juliette : En fait...J’aimerais faire un documentaire sur vous, sur votre travail. Il y a longtemps que j’en parle à Anton. Mais...avec ses va-et-vient...Et chaque fois que je lui reparle de ce projet, il me dit qu’il n’est pas mûr pour vous le présenter. Mais cette fois, je ne l’ai pas lâché. 

Edmond : Tu attendais de faire mûrir quoi ? 

Anton : Je voulais laisser Juliette en dehors de mes histoires de famille. Voilà, tout. 

Edmond : On n’est pas des criminels pour nous cacher à Mademoiselle.

Anton : Ne dis pas n’importe quoi. Tu sais bien que ma vie, c’est la mienne. Je n’étais pas prêt pour...faire le lien. 

Edmond : Alors maintenant tu es prêt à bâtir des ponts ! En voilà une enjambée ! C’est un bon point pour vous, jeune fille. 

Juliette : (Rires) Que...que pensez-vous de mon projet ?

Edmond : Il faut un peu développer, m’expliquer de quoi il s’agit exactement. 

Juliette : Eh bien...Il s’agit d’un film documentaire sur le grand photographe que vous êtes. Laisser une trace de ce qu’on ne voit pas à l’image et qui a permis ce merveilleux travail. J’aimerais vous interviewer, avoir votre témoignage sur toutes ces guerres que vous avez traversées. Avoir votre avis aussi. J’ai vérifié, il n’y a que des articles, des livres. Vos photos bien sûr. Mais aucun film. 

Edmond : Tu veux faire ma nécro ?

Juliette : Bien sûr que non ! Je voulais simplement vous rencontrer pour en parler. 

Edmond : Un film sur moi ! Et qu’est-ce que tu mettrais dans ton film en dehors de moi ? Un homme quoi qu’il ait fait dans sa vie ça ne fait pas un film ! 

Juliette : Non, bien sûr. C’est pour en parler avec vous que je suis là. Pour peaufiner le projet...Selon vos souhaits aussi.

Edmond : Mais moi, je ne souhaite rien et surtout pas ça. Tu as beau être la petite lumière d’Anton...Je ne crois pas à ce type de projet. (Courte pause) S’il n’existe pas de film sur moi ou mon travail...Tu ne t’es pas posé la question du pourquoi ?

Juliette : Je croyais qu’on ne vous l’avait pas proposé.

Edmond : (Il éclate de rire et boit d’un trait son verre. Il le repose d’un coup sec sur la table, se lève d’un bond et arpente la pièce.) Elle est rigolote ta copine. (Rires) C’est pour ça que j’aime la jeunesse. Ils ne doutent de rien. Le monde est neuf. Rien avant eux. 

Anton : On t’a déjà fait des propositions de films ?

Edmond : Bien sûr. Qu’est-ce que tu crois ! Et je les ai toutes refusées. Ils veulent te mettre en boîte pour leur postérité. Moi ! En boîte ! Jamais. Il n’y a que le cercueil qui m’enfermera dans sa coquille. L’image mouvement, elle ne me fixera pas. C’est moi qui fixe le monde. Non. Désolée petite. Je ne suis pas de la marchandise. 

Juliette : Vous savez très bien que ce n’est pas ce que je veux faire de vous. 

Edmond : De vous ! Tu vois bien. Tu parles bien de moi ! 

Juliette : Ce n’est pas vous. Mais votre parole. Elle manque. Il y a bien tous ces écrits, mais ce sont les autres qui parlent de vous. Moi, j’aimerais vous entendre. 

Edmond : Mes photos ne te suffisent pas ? Elles ne parlent pas d’elles-mêmes ? Qu’est-ce que tu crois que je pourrais apporter à ces cris, à ces regards, à ces corps morts. Non. On arrête cette conversation. Je ne veux pas parler de ça. 

Anton : Tu vois. J’t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée. 

Edmond : Allez les chercher les vraies images.Vous. Les jeunes. Celles que je n’ai plus la force physique d’aller moi-même dénicher. Montrez-les-moi. Et là, je veux bien vous aider dans votre projet. Parler de moi n’a aucun sens ! C’est parler de votre monde, de celui que vous allez construire avec vos engagements, vos combats, vos idées, vos révoltes. C’est votre regard sur ce monde qui aujourd’hui importe. Ce monde-là, n’est plus le mien. Si j’avais encore les jambes, je rouvrirais cette armoire et je serais déjà en Syrie ou sur toutes ces routes qui portent le triste poids de tous ceux qui fuient leurs terres en feu. Je les aiderais même...à escalader ces murs que l’Europe et d’autres érigent devant eux. Allez ! Allez la chercher la vie. Là où elle est et pas dans mon salon où il n’y a plus rien à trouver, hormis du bon whisky. C’est mon travail qui a parlé au monde pendant toutes ces décennies. Parce que je suis allé sur le terrain. Corps à corps. Jusque dans ses endroits les plus sombres. J’ai failli maintes fois laisser ma vie dans les décombres de toutes ces villes étrangères. Et malgré les blessures et les quelques cicatrices que m’ont laissé mes traversées, pas une terre n’a voulu prendre mon corps. Elle s’emparait de milliers d’autres. Moi, elles me demandaient de continuer à photographier ce grand corps malade qu’est le monde et dont la maladie contagieuse, qui semble malheureusement incurable, est l’homme. Plus d’un demi-siècle de photos. Ça ne suffit pas ? Il faut des mots ! Ceux d’un vieil homme qui ne voit plus le monde que derrière son téléviseur et qui a fini par l’éteindre définitivement car il n’y trouve rien de bon. Toutes les images se ressemblent aujourd’hui. Les reportages filmés, comme les photos...De la lavasse. Elles ont toutes le même visage, la même couleur délavée, quand elles ne sont pas honteusement retouchées à faire croire à de fausses vérités. Un peu plus de rouge par-ci, par-là. N’est-ce pas la couleur du sang qui aujourd’hui fait vendre ? Et pas une. Pas une seule pour te donner l’envie de réfléchir. Juste du sensationnel. Comme si la misère du monde était à vendre ! Non. Désolé. Je n’ai jamais accepté. Et ce n’est pas à mon âge que je vais changer d’avis. 



                                                            *****


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire