jeudi 2 décembre 2021

"Memoria" un film de Apichatpong Weerasethakul

Tout commence par un long plan fixe silencieux. Une silhouette endormie se détache d’une pénombre. Un bruit sec, bref, mais puissant, brise ce silence. Une détonation… Un « bang ». 

 

Une femme se réveille. Commence alors son errance à mi-chemin du sommeil et de l’éveil dans cette ville de Bogota où elle est de passage. Au premier abord, ce son ressemble à un acouphène. Il apparaît par intermittence. Cette interférence l’interpelle, la déstabilise, semble la faire souffrir. 

 

Cette femme, Jessica, merveilleusement interprétée par Tilda Swinton, va aller à la rencontre de personnes qui pourraient l’aider à identifier la nature de ce « bang ». Au fil de cette traversée, une distance se crée entre Jessica et le monde qui l’entoure ; un décalage temporel. Ce « bang » serait-il un son désynchronisé qui l’entraînerait hors champ du réel ?

 

Sa première rencontre la conduit auprès d’un ingénieur du son dans un studio d’enregistrement et de mixage. Ensemble, ils vont disséquer ce son insolite que Jessica va tenter de lui décrire. Prendre le temps d’écouter, de fragmenter, de reconstituer, pour s’approcher au plus près de ce son. En obtenir une copie audio, comme s’il s’agissait d’un miroir sonore. 

 

Prendre ce temps cinématographique. Un magnifique hommage à tout ce travail autour du son qui habituellement joue les « second rôles » face à l’image. Cette fois, la bande son est un personnage à part entière sans qui le film ne pourrait être.  

 

Cet ingénieur du son s’appelle Hernan. Il est aussi musicien. Son groupe porte un nom mystérieux : « depth of delusion ». Mais lui, est-il réel ? Lorsqu’il aura accompli ce qu’il devait transmettre à Jessica, il va disparaître. Elle aura beau le chercher ou aller écouter ce groupe de musiciens, ce passeur de son s’est évaporé. Est-il retourné vers ce « Bang » dont il semblait être l’un des messagers ?  

 

Connaître l’origine de ce mal qui l’assaille, serait-ce s’approcher de l’origine du monde ? Ce « bang » serait-il l’écho du « Big Bang » ? Au fil de ses pas et de ses rencontres, Jessica semble remonter ces temps immémoriaux dont les mémoires qui les ont jalonnés ont laissé des traces éternelles. 

 

Elle va franchir une nouvelle étape de sa quête, lorsqu’elle va se retrouver hors de la ville, en immersion avec la nature luxuriante de la Colombie, qui n’est pas sans rappeler la Thaïlande natale du cinéaste. Et c’est au cœur de cette nature tropicale, qu’elle va rencontrer un homme qui s’appelle… Hernan ; se retrouvant ainsi dans un autre temps décalé, où celui dont elle avait perdu la trace, réapparaît autrement. Il n’a plus 30 ans, mais autour de la cinquantaine. 

 

Si ces « deux passeurs » semblent ne faire qu’un dans cette traversée transcendée du temps, cette rencontre avec le « second Hernan » est la plus belle du film. C’est lui qui va transformer le « bang » de Jessica en une incarnation sensorielle, en harmonie avec la nature et les éléments où la mémoire de l’humanité est préservée. Une plongée dans un grand « Tout » où les matières vivantes et leurs mémoires universelles paraissent reliées. 

 

Jessica va suivre ce « nouveau guide », qui tel un alchimiste va transformer les sons en mémoires. Ensemble, ils vont pénétrer un peu plus profondément les mystères des mémoires disparues, saisissant au passage leurs souffrances. 

 

Disparaître comme le jeune Hernan, comme tous ceux que les régimes totalitaires effacent de cette terre. Les troupes militaires sont présentes dans ce film ; quelques plans distillés au cours du montage pour… mémoire. Des présences silencieuses, mais bien réelles.  

 

D’une histoire l’autre, que lui raconte Hernan, Jessica finit par lui demander de lui montrer le « visage » du sommeil. Elle souhaiterait le voir dormir pour tenter d’entrevoir cette lisière ; ce passage de l’éveil au sommeil, de la conscience éveillée au rêve ; à laisser un temps la vie en suspens pour s’approcher au plus près de la mort. 

 

Hernan va s’allonger à même la terre et s’endormir les yeux grands ouverts. Un plan fixe s’attarde sur ce regard figé vers un insaisissable horizon ; à faire d’Hernan un mort le temps d’une courte absence. Imperceptibles frontières. Et s’il n’y en avait pas ! Hernan dira d’ailleurs à Jessica « Je suis le disque dur, tu es l’antenne. » 

 

Ce voyage sensoriel tisse les lignes d’une partition mémorielle comme un « conte » philosophique d’une incroyable beauté poétique. Un voyage au cours duquel Jessica fait une autre rencontre ; celle d’une archéologue française, interprétée par Jeanne Balibar, qui travaille sur des ossements millénaires. 

 

Le temps est là, autrement, dans la découverte de ces vestiges humains qu’elle exhume de la poussière. Cette archéologue va faire visiter son laboratoire à Jessica où elle va lui montrer le crâne d’une jeune fille qui a une particularité qui interpelle ; l’un de ses côtés possède un trou. Une ouverture ? Une brèche ? Ce mystérieux orifice serait-il le « trou des mémoires » ; un lieu de passage par lequel elles passent ou s’échappent ? 

 

Le « bang » qui envahit le crâne de Jessica serait-il passé par ce trou millénaire ? Cette ouverture vers l’infini relierait-elle les mondes visibles et invisibles ? 

 

« Memoria », Prix du Jury (ex aequo) du Festival de Cannes 2021, est une magnifique traversée. Une évocation de notre présence au monde. À nous conduire hors champ du visible où l’image n’a jamais eu autant besoin de sa bande son, où le montage raccorde les espaces et les fragments du temps, où l’acteur devient le passeur de toutes ces empreintes millénaires. 

 

Dommage que ce chef-d’œuvre glisse au final vers une issue proche de la « Science-Fiction », s’éloignant ainsi de ces ouvertures qu’offraient tout au long du film cette traversée philosophique et poétique. 

 

 

*****

dimanche 7 novembre 2021

"La trace du papillon", lecture d'une oeuvre poétique de Mahmoud Darwich

« La trace du papillon » - Pages d’un journal (été 2006 - été 2007) de Mahmoud Darwich,

Traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar – Actes Sud

 

 

Ces dernières pages, publiées du vivant du poète, nous entrainent dans la partition d’un cheminement intérieur où la prose et la poésie s’entrelacent dans l’évocation de la beauté du monde et de la douleur de ce même monde. 

 

Ces pages libres sont des lucarnes d’où s’échappe la puissance d’une pensée poétique, philosophique, voire « politique », aux tonalités parfois sombres.

 

Ultimes pas d’encre qui interrogent sur leur présence au monde. Une présence dont la mémoire perd par moments sa propre trace, à ne plus distinguer le réel de l’imaginaire, le moi de l’autre ; mais dont chaque mot se fait l’allié indéfectible et redonne à cette mémoire son ancrage. 

 

Les fragments libres de ce journal couvrent deux étés, mais leur lecture nous plonge dans une intemporalité permanente. Affranchis de toute contrainte, ils évoquent, entre autres, le joug des guerres, l’omniprésence de la mort, la beauté de l’instant dans lequel l’essence de la vie, en son plus infime détail, devient un moment d’éternité. 

 

Ces lignes vertigineuses nous font entendre « le grondement du silence », les interrogations de l’homme qui s’oublie dans Ramallah ou de celui qui médite sur la solitude et sur lui-même. « (…) Si j’avais été un autre que moi, j’aurais délaissé cette feuille blanche pour faire comme le narrateur de ce roman japonais qui escalade le sommet d’une montagne pour voir ce que les fauves et les rapaces ont fait de ses aïeux défunts. » 

 

Au fil des mots « cet autre » se dilue dans l’encre et nous conduit sur de nouvelles rives ; sur celles d’un fleuve mort de soif ou devant cette coupe de vin dont il fait l’éloge. Un hymne à la vie, au plaisir, à la poésie où la main du poète devient libératrice. « Je contemple le vin dans la coupe avant de le goûter. Je le laisse respirer l’air dont il fut privé des années durant. (…) Il me donne la conviction que je peux être poète, ne serait-ce qu’une fois ! » Un acte dont la métaphore renvoie à d’autres pages où les vers rappellent que certains murs emprisonnent.

 

« La trace du papillon » fait de chaque texte, de chaque poème, un espace extrême, comme si la page suivante était un miracle, une victoire sur la mort. Une lisière où l’improbable fut rendu possible. Cette sensation singulière transforme le lecteur en un « papillon » butinant de feuille en feuille dans la conscience d’une traversée de l’éphémère où les traces sont des empreintes dans lesquelles la mémoire prend racine. 

 

« La trace du papillon » renvoie à l’immuable, à l’illusion d’un temps figé. La beauté du monde a toujours été là. Les guerres et la mort ont toujours été là. Tout résiste. Tout se perpétue. Un cycle infernal sans échappatoire où la création semble la seule issue possible. 

 

« (…) la bête m’a dévoré sans parvenir à me digérer. »

 

« Rien ne me changera tout comme je n’ai jamais rien changé… »

 

« Devenu barque, l’arbre apprend à nager. Devenu porte, il protège en permanence les secrets (…) Devenu table, il enseigne au poète à ne pas devenir bûcheron. »

 

« Certaines tombes rendent visible le néant, (…) »

 

« (…) Au dernier acte tout restera en l’état… »

 

« La rature est écriture. »

 

Écrire… Un acte de survie. Écrire… à transcender les frontières et les mondes où l’imaginaire et le réel semblent avoir fait alliance.  Et le poète nous entraîne dans le tourbillon de ses vers, dans la puissance des images qui s’incrustent en nos veines, comme si elles étaient notre propre mémoire. La mémoire universelle. 

 

Goutte à goutte. La vie. La mort. L’encre. Des larmes en suspens. L’espoir altéré par l’histoire.

La joie, comme un horizon. L’instant, une illusion enfouie. Des rêves conduisant au milieu de nulle part. 

 

Tenter de donner sens à l’idée du vivant sans pouvoir en saisir les semences. Au bord du précipice tout redevient autre. Il n’y a rien de plus beau que l’imaginaire pour s’émanciper des chaînes du réel ; mais la vie l’empêche bien souvent d’éclore. 

 

Traces « (…) d’un poète qui n’aime pas pleurer sur les vestiges, sauf si le poème l’exige ! » 

 

Traces où « la rhétorique est la haute capacité à élever le mensonge au rang de l’extase. »

 

Traces. La guerre emporte les corps. Le sang de certains aura depuis longtemps séché lorsque ces pages seront lues. Le sang d’autres continuera de couler ; mais l’empreinte de la goutte de sang restera une présence qui traversera et racontera. 

 

« La trace du papillon » est un fil d’encre tendu vers l’autre que rend visible Mahmoud Darwich. Un fil qui relie les hommes et les mémoires. Les mondes et les temps. Et fait que rien n’a véritablement disparu, que rien n’a été vécu en vain ; pas même cet infime détail qui appartient à tout un chacun. 

 

« (…) peut-être suis-je un mort à la retraite/qui passe de courtes vacances dans la vie ! » 

 

« La trace du papillon est invisible. /La trace du papillon ne s’efface pas. » 

 

Elle est l’empreinte d’une offrande millénaire dissimulée dans les replis d’un écrin où le temps cesse de renaître, l’instant d’un tracé sous la plume du poète. 

 

 

 

 

*****

 

mardi 5 octobre 2021

« Notturno » un film documentaire de Gianfranco Rosi

Tourné aux frontières de la Syrie, du Liban, du Kurdistan et de l’Irak, ce documentaire tente de nous parler de toutes ces guerres, en faisant de ces divers espaces un no man’s land aux contours incertains. 

 

Ce parti pris cinématographique entretient une singulière distance avec ces lieux de guerre, mais aussi avec ceux qui combattent et survivent au quotidien dans ces zones de conflits. Un parti pris esthétique où la beauté des prises de vues semble étrangement primer sur le tragique du contenu. 

 

Qui sont ces protagonistes qui ont accepté de se laisser ainsi filmer dans leur quotidien, dépeints telle une matière silencieuse dans leur intimité et leur douleur distillées tout au long d’un montage ? On en saura peu. Tous resteront des ombres impersonnelles qui finiront par devenir des « personnages » dans une déconcertante mise en scène. Un dispositif créatif provoquant un certain « malaise » en pareil contexte.

 

Et pourtant, dès les premiers plans on est porté par la beauté de l’image, des cadrages et par toute cette poésie qui les incarne dans l’habillage d’un esthétisme magistralement orchestré. Non, ce n’est pas une fiction. Nous sommes bien au cœur du réel, des guerres et de la souffrance humaine. Celle de tous ces peuples qui luttent contre les monstres de Daesh, leur barbarie et tous ceux qui ont pris leur destin en otage. 

 

Les frontières se diluent. Un faux-semblant. Un réel à la lisière du fictionnel. Un enchevêtrement de plans où chacun semble conçu comme une œuvre picturale. Un traitement qui pose question. Une ambiguïté cinématographique qui interpelle jusqu’à « l’éthique ».

 

Demeurent néanmoins quelques scènes d’une incroyable force qui nous renvoient pleinement au réel sans artifice. 

 

L’une d’elle concerne les terribles témoignages d’enfants qui commentent leurs propres dessins. Des reproductions mémorielles représentant les actes assassins de Daesh et toutes leurs monstruosités qui hantent les souvenirs de toutes ces enfances anéanties par la barbarie. Ces enfants, interrogés par leur institutrice dans un tête-à-tête qui glace, racontent ce que chacun a subi ou ce dont il a été témoin. C’est dans ce troublant et épouvantable paradoxe que l’on retrouve l’authenticité du réel propre au documentaire.  

 

L’autre moment fort concerne cette immersion dans un hôpital psychiatrique où des patients sont sélectionnés pour jouer une pièce de théâtre. Un acte thérapeutique où chaque rôle est spécifiquement écrit pour chaque « cas ». Des voix en errance qui sur scène évoquent le destin et l’histoire tragiques de leur pays. 

 

On ne saura rien d’eux. Mais c’est dans la véracité de ces textes que chaque protagoniste va tenter d’affronter sa propre histoire sans jamais nous la raconter. Les gros plans sur leurs visages s’efforceront de dire l’essentiel de ce qui les concerne.

 

Malgré ces moments d’une grande intensité, demeure une troublante et déconcertante impression du "traitement du réel". 

mardi 14 septembre 2021

« Serre moi fort » un film de Mathieu Amalric - d’après une pièce de Claudine Galéa « Je reviens de loin »

Porté par la puissance d’une narration labyrinthique, ce film magnifique est un subtil montage qui entremêle les scènes dans une fusion des temps et des espaces. Un dispositif qui renforce singulièrement l’étanchéité des mondes dans lesquels vit désormais séparé le couple que forment les deux protagonistes, interprétés par Vicky Krieps et Arieh Worthalter. 

 

De cette césure va surgir deux points de vue qui vont sans cesse chercher à s’approcher au plus près de cette frontière derrière laquelle se trouve l’autre.  

 

Si la bande son tente de faire lien, un lien fantomatique où les voix, la musique, les souvenirs s’évertuent à raccorder les mondes ; chacun cherche l’autre là où il n’est peut-être pas.

 

Dans quel espace-temps sommes-nous ? Pour le savoir, il faut suivre le jeu de piste élaboré par la magistrale performance de Vicky Krieps dont le personnage nous conduit bien au-delà des apparences. 

 

Le film s’ouvre sur un départ. Celui d’une femme qui quitte la demeure familiale. Il paraît que celui qui part n’est pas toujours celui que l’apparence veut bien laisser croire. 

 

La mise en scène, le « ludique » deviennent des passerelles nécessaires pour quitter les lieux, s’échapper ; peut-être panser des blessures. Des signes peu à peu éclairent cette traversée sibylline. Des empreintes que le réel a laissées sur le corps de l’imaginaire. Un imaginaire qui a beau tout effacer, certaines traces demeurent. Défier le réel, le revêtir, devient alors un acte salvateur. 

 

Ce jeu laisse filtrer par endroits une insidieuse lueur. Retrouver l’autre finira peut-être par devenir réalité. Retrouver l’autre. On ne sait jamais comment. Continuer. Imaginer. Espérer. L’imaginaire a une force que n’a pas le réel. Tout remettre en scène lorsque l’on ne peut plus rien remettre en question. 

 

Et c’est là où le cinéaste devient un véritable tisserand. Son montage ouvre une kyrielle de champs où les pièces éparses d’un puzzle finissent par lentement s’assembler autour de ces deux mondes ; celui de la femme partie seule et celui de l’homme abandonné avec leurs deux enfants, tous trois restés dans la demeure familiale.

 

Par moments, il y a jonction des temps, voire l’évocation d’un passé commun. Ce bref instant du souvenir évoqué de la rencontre du couple redonne au temps un fragment de son ancrage dans le réel. Mais le présent que cherche-t-il à révéler ou à dissimuler dans la fracture de ces deux mondes ? 

 

Pour la femme, partir, n’est-ce pas retrouver les siens en les laissant vivre à distance ? Les espaces temporels sont ouverts, tout comme les hypothèses. 

 

Les deux protagonistes monologuent dans des tentatives de dialogues avec l’autre. L’autre qui n’est pourtant pas là. Si les réponses se font écho dans un montage où la voix devient un champ- contrechamp qui rapproche intérieurement les personnages, aucun plan ne semble pouvoir les réunir dans un même cadre. 

 

Lequel de ces deux mondes est le réel ? Celui de l’homme ? Celui de la femme ? Au fur et à mesure que le film ou plutôt le fil se déroule, on commence à sentir, à entrevoir, peut-être même à comprendre. Mais l’on préfère continuer à suivre l’imaginaire de la femme qui s’évertue à tisser son propre fil. Un fil auquel on s’accroche car il protège encore des blessures du réel. La musique, omniprésente, relie les mondes, les êtres jusqu’à cette lisière où franchir semble impossible.

 

Se raconter. S’inventer pour continuer à vivre sans l’autre. Pour tenter de retrouver l’autre. Magnifique scène où Vicky Krieps déboutonne la chemise d’un inconnu et pose sa paume sur son torse velu pour sentir la vie ; le corps de l’absent. Qui a quitté l’autre ? 

 

Les mots sont inutiles. L’inconnu se laisse faire comme s’il comprenait sans savoir, acceptant la puissance exutoire de ce geste tel un passeur de mondes. 

 

Le temps s’inscrit dans l’esprit de la femme. Un temps à vivre. Une attente pendant laquelle les enfants grandissent et les saisons s’écoulent. La neige recouvre. La mère est là, à distance derrière cette paroi blanche. Omniprésence de ce fantôme bienveillant qui ne peut rien, hormis rester inlassablement sur ce même seuil. Observer. Murmurer. Veiller sur l’autre. Infranchissable seuil d’où s’échappe cette musique que joue si bien au piano la fille du couple. Une musique qui devient un abyssal silence si elle n’est plus jouée. Alors l’imaginaire sans cesse la réinvente. Mais le réel finit par claquer au visage telle la voile d’un voilier qui revient seul au port. Qui a ramené ce vaisseau fantôme ? Où sont les passagers ? Qui joue si bien du piano ? Le destin était si prometteur. 

 

Traverser les saisons et les partitions. Vers quel horizon ? Que faire en attendant la fonte des neiges ? Tenir. Tenir jusqu’à ce point de non-retour. Inéluctable. Ce point où il n’est plus possible de continuer à se dédoubler, à s’inventer. Ce point où le clavier ne peut plus faire lien. 

 

Cette scène où les corps finissent par se rejoindre est sans échappatoire. Un moment d’une incroyable puissance. Les masques tombent sur la douleur. Il n’y a plus qu’une seule et même lecture. Un point unique où plus aucune mise en scène n’est possible, où la musique n’est plus un baume, où la neige ne recouvre plus rien. 

 

La réalité redistribue les rôles de façon irréversible. « Je » est désormais face à lui-même. Face au réel. Un seul et même monde. Le sien. Celui où le destin finit par rattraper.

 

Avec ce film d’une grande puissance, Mathieu Amalric offre à Vicky Krieps son plus beau rôle. 

 

                                                                     *****

samedi 14 août 2021

Extrait d'un "journal" - poèmes et textes divers (en cours d'écriture)

Suaire de sang,


L’homme cherche la grâce et l’amour pour contrer sa nature première.

Souffrance de la chair, de son mystère et de l’éphémère.

 

Quand la bête est dotée d’un esprit. 

Désir d’élévation jusqu’au chaos.

 

Éros et Thanatos jouent à cache-cache avec ses nerfs et ses viscères.

 

Cesser de penser à « cette argile noire », à « ce placenta sanglant » dont savait si bien parler le poète. 

 

« Sueur de sang » où l’on finit par entendre Suaire de sang

 

Les mots ont tant besoin de silence dans ces moments-là. 

 

Il faut avoir une grande confiance en l’humain pour devenir écrivain. 

Une déconcertante naïveté même. 

 

Les mots sont des offrandes bien souvent offertes à l’indifférence, à la vindicte, à la méprise, à l’ignorance. 

 

Jeter l’âme humaine en pâture... Quelle étrangeté ! 

Un acte salvateur, fraternel ou suicidaire ? 

 

Il y a ceux qui caressent les miroirs et puis, il y a tous les autres.  

 

Écrire.

Écrire et sans se retourner, laisser derrière soi cette part intrinsèque qui se détache à jamais. 

 

L’encre emporte. Un seul courant. Un même mouvement. Irréversible.

Les matrices sont comme les rivages, elles sont faites pour être quittées. 

 

Revenir à la quiétude des eaux ; à ce temps où le souvenir s’y baigne sans celui qui le porte. Trop profond le mystère de l’être. La peur de s’y noyer.

 

Oublier le placenta sanglant. S’accrocher à l’esprit qui respire dans cette douceur aquatique. L’écrin utérin conduit inévitablement vers Thanatos. 

Souvenir amnésique. Le fœtus n’emporte de sa traversée que cette singulière impression de douceur. Le linceul du vivant. Au-delà, c’est la solitude et l’errance. 

Son cri… Son premier chant de détresse. 

 

Ultime valve. Les eaux s’échappent. La mère est heureuse, mais l’enfant pleure. 

Dernières résistances avant d’être dissous dans la matière de son propre mystère. 

Un mystère que le nouveau-né finira par chercher ailleurs qu’en lui-même. 

Kyrielles de fausses croyances et autres illusions… À foison.

 

D’un imaginaire l’autre sont nés les dieux. L’homme n’est plus seul. Il s’est trouvé un père. L’architecte de son grand mystère.   

 

La guerre pour étouffer d’autres voix. Voix dissonantes. Voix mécréantes. Elles pourraient le fragiliser ; mettre en danger ses lois et mondes inventés. Des mondes où le dieu-père est devenu sa matière première. Une force supérieure dont il devient l’esclave volontaire, tout en cherchant à entraîner sous ce joug le plus grand nombre. 

 

L’homme aurait tant gagné à avoir confiance en lui-même. Mais l’esprit criblé de doutes, il en appelle à ses forces familières. Ses forces musculaires. Et tout finit dans un bain de sang sanctifié. 

 

Un père à l’image du fils. Il fallait commencer par là. 

Reflet divin. Histoire de reprendre la main. 

 

Un père transcendé. 

Et la mère ?  

 

La violence de l’éros fait des femmes des vaincus les victimes des vainqueurs. C’est la guerre. On peut tout y faire. On en oublie les mères. Tout cela se fait au nom du père. Et l’homme se vautre dans les fentes pour justifier sa foi et conjurer ses peurs. 

 

Sans courage, sans audace, l’homme finira enchaîné à sa propre destinée. Mais en attendant, c’est la guerre. Celle de l’autre. Toujours celle de l’autre. Celui qui a un autre imaginaire. Et pour le faire taire, on ne tire plus de balles. On ne lance plus de grenades ni de bombes. On éjacule dans l’espace clos et intime des femmes des vaincus. 

 

C’est la guerre. Le sperme veut sa revanche sur le mystère du placenta. Et c’est là qu’apparaît le sang. Et l’esprit ? Il est préférable de l’oublier. Il est préférable de ne pas penser. D’ailleurs, ces hommes-là ne savent rien de ce mot. Penser ! Ils n’ont pas la clé. Ils veulent juste forcer les serrures. S’en satisfaire. Du travail à la chaîne. Rêves de plaisir. Enfin jouir. 

 

Et l’amour ? 

Une invention de l’autre camp. 

 

Prisonnier à perpétuité des barreaux de leurs berceaux. Cette guerre-là, jamais ils ne pourront la gagner. Telle est la loi de la nature. Elle sème sans explications. Alors, l’ignare a inventé des textes sacrés et des lois à son avantage. 

 

Comment accepter ce pouvoir naturel de la mère ? Elle seule sait. Elle seule porte. 

Il leur fallait une autre force.

 

Maman. Était-ce tout cela que proférait mon premier cri ? 

Les filles crient aussi à la naissance. 

Peut-être savaient-elles que leurs ventres seraient un jour souillés par des soldats à la cervelle de plomb. 

 

Le ventre des femmes, l’homme y revient toujours.

L’antre des femmes, c’est l’impuissance de la bête qui avoue en plein jour ses peurs enfantines. 

 

Sempiternel refrain. Funeste refrain. 

Qui après cela pourra prendre une main de femme sans frissonner ?

 

Piètres soldats, imaginez vos mères pénétrées, éventrées par l’ennemi. Imaginez vos femmes, vos sœurs ou vos filles. Imaginez et vous verrez cette flamme qui pousse l’homme vers son obscurité. Imaginez. Et vous verrez le miroir de vos dieux devenus assassins sous vos propres mains. Vous qui n’avez pas le courage de vos actes. Vous qui n’avez pas le courage d’agir en votre propre nom. Vous qui voyez encore le monde derrière les barreaux de vos berceaux. 

 

La guerre… pour en oublier que les cendres sont humaines. 

La guerre… la voie où convergent les fils du père. 

La guerre… pour en oublier les différences qui façonnent les prières.

 

Et toutes les poussières sont emportées par les vents. 

Ce souffle est sans frontière, sans croyance. 

Inlassablement, il emporte vers la mort.

Et tous ceux qui rêvaient de puissance et d’éternité,

Balayés sans que le père ne vienne les sauver. 

 

Il paraît que l’amour aurait pu transformer ce monde. 

Mais « l’argile noire et le placenta sanglant » constellent immuablement la nuit des temps. 

 

 

*****

 

mercredi 21 juillet 2021

"Titane" de Julia Ducournau - Palme d'or de la 74ème édition du Festival de Cannes 2021

« Titane » est un film d’une extrême violence. Une plongée en apnée, faisant de nous les témoins de la métamorphose radicale d’un corps, celui d’une femme. Une mutation dans la douleur où la fragilité des apparences nous oblige à voir autrement ou à fermer les yeux. 

 

Malgré certaines scènes qui mettent le spectateur à dure épreuve et les faiblesses d’un scénario pas toujours crédible, ce film interpelle.

 

Si violence il y a, elle a changé de camp. Elle n’est plus l’apanage des hommes, elle devient celle d’une femme, Alexia, interprétée par Agathe Rousselle. 

 

Le début du film évoque brièvement l’enfance d’Alexia où la relation tendue et mutique père-fille laisse soupçonner qu’il s’est peut-être passé « quelque chose ». Le doute plane comme une ombre qui augure un destin contrarié ; celui d’une enfant qui très tôt doit se protéger de cette ombre menaçante. À finir par provoquer cet accident qui va immerger son corps juvénile dans une protection métallique pour survivre. Une greffe en titane. Dès le début, le ton est donné.

 

On retrouve Alexia, quelques années plus tard, hôtesse lascive dans un salon de l’auto ; le corps intrinsèquement lié à la carrosserie des véhicules formant un alliage charnel. La voiture, seul espace organique possible où les désirs de la femme qu’elle est devenue peuvent s’accomplir et s’épanouir.

 

Alexia a frôlé la mort. Cette mort est désormais son mode de survie. Tuer pour protéger son corps de femme. Tuer le désir de l’autre en utilisant un objet de séduction féminin, une épingle à cheveux, comme arme fatale. 

 

Tuer le désir de l’autre jusqu’à ce jour où elle découvre qu’elle est enceinte. Nouvelle mutation du corps depuis son accident. Qui est le père ? Tous les fantasmes sont permis. Son propre père ? La voiture devenue le second corps partenaire d’Alexia ? 

 

Le champ des possibles, aussi invraisemblables soient-ils, laisse la pleine place à l’imagination la plus sombre, comme à la plus débridée.  

 

La vie germe dans le ventre d’Alexia. Cette vie doit être anéantie, elle aussi. Le corps continue son avancée dans la souffrance des matières traversées. 

 

Alexia, la tueuse en série, finit par être identifiée. Elle doit se dissimuler aux yeux de cette société qui la recherche et trouver une nouvelle protection. Se travestir. Non pas avec des vêtements, mais avec ses propres chairs. Briser les frontières qui séparent le féminin du masculin. Ultime échappatoire pour sauver sa peau.

 

La métamorphose ne peut s’effectuer qu’en mutilant son corps, mais avant tout son visage. Effacer les traces et les contours qui faisaient la beauté féminine. Devenir un homme passe par une nouvelle violence. Pourquoi ce choix ?

 

Après avoir remarqué sur une affiche la photo d’un enfant disparu de longue date, dont les traits pourraient correspondre aux siens, Alexia va se transformer en Adrien ; le fils disparu de Vincent, commandant d’une caserne de pompiers, interprété par Vincent Lindon. Alexia va trouver refuge chez ce « père adoptif » et prendre peu à peu la place d’Adrien. 

 

Ce père, aveuglé par la souffrance, s’imagine avoir retrouvé son fils dans ce corps trompe-l’œil. Les réels qui allègent nos douleurs ne sont-ils pas ceux que l’on façonne ? 

 

Alexia/Adrien, un jeune homme dans un corps de femme enceinte. Une déconcertante mise en abyme du corps humain en sa mutation androgyne portant l’embryon d’une « troisième » vie. Une vie en gestation. Une vie qui semble indestructible, protégée par le métal.  

 

Alexia/Adrien va être en immersion dans le monde virile des hommes ; une caserne de pompiers où il n’est pas simple de cacher un corps et encore moins une grossesse. Ce lieu devenu protecteur, peut-il devenir une catharsis pour Alexia qui a mis le feu à la maison familiale avant de la quitter ?  

 

Si la mue du serpent ne change en rien le serpent, l’apparence demeure jusqu’à ce moment où les corps brisent leurs carapaces ; à franchir cette frontière où l’on ne peut plus les atteindre. 

 

Les références cinématographiques qui jalonnent ce film sont claires, assumées et s’émancipent des « maîtres ». 

 

« Titane » fait du corps pelliculaire du cinéma, non plus un espace métaphorique, mais un territoire où les matières vivantes et organiques se réinventent.  

 

Oui, une femme peut-être un « serial killer ». Oui, une femme peut faire des films gores à leur redonner une place qui n’en fait pas un « sous-genre ». Non, ce n’est pas un homme qui a filmé toute cette violence, mais bien une femme. 

 

Le festival de Cannes aurait-il lui aussi muté en récompensant ce film dérangeant ? Mais il ne faut surtout pas réduire cette récompense à celle donnée à une femme car aucune création ne mérite récompense hors champ du talent. 

 

Talentueuse, Julia Ducournau, l’est indéniablement. 

 

 

 

*****

 

samedi 10 juillet 2021

"Annette" de Leos Carax - 6 juillet 2021 - Film d'ouverture de la 74ème édition du Festival de Cannes

Le nouveau film de Leos Carax « Annette » redonne au cinéma sa pleine dimension onirique, tragique, lyrique. Ce poète du 7ème art s’empare d’un genre surprenant, la "comédie musicale" avec la complicité des Sparks qui signent la bande originale.

 

Dès le générique début le tempo est donné. 

« So may we start? », chanté en chœur par l’équipe du film, amorce la partition des voix comme celle des personnages. Le show peut commencer, les destins s’accomplir. 

 

La bande son agit comme un double auquel les protagonistes sont intrinsèquement liés ; révélant un univers aux multiples miroirs où le réel et la fiction n’ont plus de frontières distinctes.

 

Cette mise en abyme cinématographique interroge. Quelle est la nature de ce mystère qui nous pousse, nous spectateurs, vers ces scènes où les spectacles vivants se substituent au réel de nos vies ? 

 

Le public, autre personnage du film, si facile à manipuler, à envoûter, n’est-il pas aussi cette caution fragile et versatile à laquelle les stars unissent leur destin pour le meilleur et le pire ? 

 

Henry, comédien de « stand-up », magistralement interprété par Adam Driver et Ann, cantatrice de renommée internationale, lumineusement interprétée par Marion Cotillard, deviennent les proies consentantes de ce public. À faire de leur scène respective un laboratoire où leurs gloires vont s’entrechoquer.

 

La scène, le public, les média, forment une seule et même vague. Une lame de fond. Le personnage d’Henry surfe sur cette vague, tel un marionnettiste tenant au bout de son micro et jeu de scène ce fil qu’il pense pouvoir maîtriser à volonté. Un fil sur lequel le funambule feint d’ignorer l’idée même de la chute. 

 

Ann, talentueuse, aérienne dont la voix transcende les foules, est une tragédienne qui meurt sur les scènes du monde pour faire vivre et vibrer un public. Un public qui ira jusqu’à scander « Qui va désormais mourir pour nous ? », lorsque la réalité va transformer les scènes où Henry évolue.

 

Ann aime Henry, mais elle sent. Elle sait. Une ombre plane. L’infime peut tout briser. Mais l’amour est plus fort. Et quand cet amour s’imagine tout dépasser, il perdure dans un autre corps. Celui d’un enfant. 

 

Annette est le fruit ou plutôt l’objet de cet amour. L’incarnation hybride de tous ces jeux de miroirs. La création dans la création. La réalité dans la fiction. La fiction grimée en réel. Le théâtre dans le cinéma ou l’inverse. 

 

Mais Annette est une enfant qui reste à mi-chemin de la création et du réel. Pour devenir un être à part entière, elle doit se libérer de ses géniteurs. 

 

Annette est un Pinocchio au féminin dont la maturité glaciale la pousse à s’émanciper du monde qui l’a créée ; à l’inverse du Pinocchio de Collodi.  

 

En toile de fond, cette tragi-comédie musicale distille quelques clins d’œil qui nous renvoient à notre monde et à son actualité. Un monde qui a changé depuis une décennie. Un temps pendant lequel Leos Carax est resté en retrait. Un observateur tapi dans l’ombre, muet, mais attentif. Tellement attentif.

 

« Annette » est un grand moment de cinéma lumineux qui nous entraine dans un drame Shakespearien, remis au goût du jour, en nous faisant traverser un univers dont les artifices sont habituellement propices aux rêves. 

 

 

*****