dimanche 10 mars 2024

"LES CARNETS DE SIEGFRIED", UN FILM DE TERENCE DAVIES

Carnet de vie. Carnet de mort. Le corps traverse l’histoire. Le corps victime de l’histoire. Le corps se révolte. Le corps désire. Les temps ne sont pas propices. 

 

Ces carnets ont pour toile de fond la première guerre mondiale et le spectre de la seconde. Cette grande histoire collective que quelques-uns décident pour l’ensemble… Mutilation des destins. Désobéir, refuser de cautionner cette boucherie. Ces carnets, d’une histoire individuelle, sont des pages ouvertes sur toutes ces questions. Des pages sur lesquelles le traumatisme mortifère de la guerre donne singulièrement vie à la poésie. 

 

« Les carnets de Siegfried » sont ceux d’un poète britannique oublié, Siegfried Sassoon, devenu objecteur de conscience, après être revenu du front lors de la guerre de 1914 ; révolté et traumatisé par tous ces corps emportés, le plus souvent dans la fleur de l’âge. 

 

Corps sacrifiés avant d’avoir pu vivre le temps de l’amour et des plaisirs. Quant aux survivants, ils ne sont que chairs brisées, mutilées, esprits torturés. Les morts vivants de temps qui ne sont plus les leurs. La guerre annexe les chairs et meurtrit l’âme. 

 

Chair à canon. Chair regorgeant de désirs. La partition de cette survie s’inscrit sur les pages du carnet du poète où les vers et le sexe deviennent des lucarnes lumineuses, parfois elles aussi douloureuses. 

 

Le cinéaste Terence Davies, alterne les temps et les époques et parfois les superpose dans la grâce d’un montage pelliculaire où des images en noir et blanc, évoquant le front, répondent magnifiquement aux images en couleur, incarnant les guerres intérieures de ce jeune poète.

 

Jugé par sa hiérarchie, protégé par les siens, lui évitant la cour martiale, il sera un temps envoyé en hôpital psychiatrique. Il y rencontrera un médecin à l’écoute, par moments étrangement miroir apaisant. Il y fera surtout la rencontre du jeune poète Wilfred Owen dont il tombera amoureux. 

 

Les chairs aiment la vie, le sexe et la poésie, mais la guerre sépare les corps et ne laisse pas le temps à l’amour d’être pleinement vécu. Demeurent la douleur et les vers. 

 

À travers l’histoire de ce poète oublié, cet ultime film de Terence Davies, mort à l’automne 2023, nous offre la résurrection d’un passé, tel un héritage testamentaire. 

 

Bien au-delà du miroir contemporain que nous tend Terence Davies, cet ultime film est une magnifique partition cinématographique. Une création mémorielle qui redonne à la poésie, au désir et à l’amour, tout ce que l’horreur des guerres ôte à l’humain. 


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samedi 27 janvier 2024

POÉSIE, J'ÉCRIS TON NOM

Poésie, j’écris ton nom

Car je lis partout

 

Propriété privée

 

Poésie, j’écris ton nom

Car dans le silence des espaces blancs

S’échappent des cris d’autres temps

 

Certains t’étiquettent sur leurs manchettes

Et machette à la main

S’autoproclament

Cerbères de tes vers

 

Zone occupée

Temps indéterminé

 

Excommuniés

Tous ceux qui ne sont pas 

 

Et pourtant

De la prose aux mains sales

Les vers en ont vu d’autres

 

Poésie, j’écris ton nom

Car à l’instar du soleil

Tu éclaires sans distinction

Le palais des merveilles

Le caniveau recouvert d’excréments

 

Poésie, j’écris ton nom

Car des tribunaux d’anciens temps 

Sont érigés en ce nom

 

Quand le mirage de l’entre-soi 

Altère les plus nobles causes

L’ère tribale devient cannibale

 

Mais tout cela

Oui, tout cela

Ce n’est plus toi

 

Tout cela

Oui, tout cela

Ne te ressemble pas

vendredi 26 janvier 2024

"THE ZONE OF INTEREST", UN FILM DE JONATHAN GLAZER

Le film de Jonathan Glazer « The Zone of interest » (La Zone d’intérêt) est un choc cinématographique. Ce chef-d’œuvre, d’une puissance « sourde », nous propulse dans le périmètre d’un espace clos où le hors-champ deviendra « visible » grâce à la bande son.  

 

Là où Hannah Arendt parle de « banalité du mal », Jonathan Glazer, lui, filme la banalité d’un quotidien dans la matrice et les viscères de ce même mal.

 

Le quatrième long-métrage de ce cinéaste, bien trop rare, nous conduit de l’autre côté du mur du camp d’Auschwitz, dans l’enceinte quotidienne de la demeure où vit Rudolph Höss avec sa famille.

 

Tout ce qui se passe de l’autre côté de ce mur gris, réhaussé de fils barbelés, restera hors-champ. Ne seront visibles à l’image que le faîte des baraquements jalonnant ce mur et une cheminée. La caméra restera d’un seul côté du mur, celui où le quotidien de la famille Höss va se dérouler dans l’indifférence de l’horreur qui l’entoure. Seule la fumée viendra par intermittence « troubler » la quiétude des lieux. 

 

Dès le générique début nous pénétrons dans une zone grise. Lorsque s’inscrit le titre du film, les lettres qui le composent sont peu à peu absorbées par un fond gris, jusqu’à leur effacement total ; nous laissant face à cette couleur dont l’unique présence envahit l’écran un temps qui semble infini.

 

Césure. Le premier plan s’ouvre sur l’univers bucolique de la famille Höss qui se prélasse au bord de l’eau. La bande son est minimale, laissant la pleine place à une image silencieuse. 

 

Chaque plan va peu à peu nous renvoyer l’atmosphère d’une vie programmée dans la méticulosité d’un quotidien où Hedwig, la femme de Höss, interprétée par Sandra Hüller, va régner sur « son Éden », comme elle qualifiera leur demeure, pendant que son époux règne en maître bourreau sur le camp d’Auschwitz.

 

L’image a beau ne rien nous montrer de ce camp, le diable est dans les détails. Et certains renvoient symboliquement à tout ce qui se passe de l’autre côté du mur. Il y a notamment cette piscine, qui fait la fierté du couple, et au-dessus de laquelle retombe, comme une fleur fanée, une pomme de douche. 

 

Un soir, lorsque toute la famille est couchée, le personnage de Rudolf Höss, interprété par Christian Friedel, déambule dans le jardin et referme d’un geste machinal le robinet de cette douche que quelqu’un n’a pas bien refermé. Un peu comme si rien, absolument rien, ne devait perturber l’ordre des lieux, ni troubler le sommeil de cette famille.

 

Cette piscine est aussi un marqueur temporel des saisons. L’été finit par céder sa place au plein hiver. L’eau du bassin est gelée. Les enfants jouent avec la neige. L’un d’eux évoque sa bravoure d’avoir affronté ce froid pour le simple plaisir de jouer avec cette neige qu’il aime tant. Si rien d’autre n’est dit, tout est dit par cette image qui parle d’elle-même. D’instinct, cette neige, ce froid, la glace, nous propulsent implicitement de l’autre côté du mur.

 

Si le jour, Hedwig Höss règne en maîtresse de maison sur cette demeure, la nuit, le maître et bourreau des lieux, en devient l’unique protecteur.

 

Une scène en souligne le mécanisme pathologique, lorsqu’à la nuit tombée Höss éteint une à une les lumières de chaque pièce, alors que tous dorment. Tout le temps que va durer cette scène, la caméra restera à l’extérieur, filmant en plan fixe la façade de cette demeure dont la vision intérieure n’est visible que par les ouvertures que laisse entrevoir chaque vitre éclairée. Dans le périmètre de ce plan fixe, un seul mouvement, lent, rituélique, celui de Höss se déplaçant d’une pièce à l’autre, jusqu’à cette montée d’escalier le conduisant à sa chambre, où il finira par éteindre une ultime lumière… Fondu au noir sur la nuit sombre d’Auschwitz.

 

Une autre nuit, on le suivra dans un mouvement névrotique similaire, cette fois à l’intérieur de la maison où il refermera méticuleusement un à un tous les verrous de chacune des portes menant vers l’extérieur ; inversant ainsi dans son propre espace, la notion de menace et de danger.

 

Ce film nous conduit au cœur d’un univers totalement déshumanisé, auquel la femme de Höss non seulement contribue, mais va s’accrocher ; au point de ne pas suivre son mari le temps de sa mutation provisoire. Ce seul temps, sera celui où la caméra suivra Höss dans un espace extérieur à sa demeure familiale. 

 

Cette atmosphère terrifiante de déshumanisation du couple Höss est un mal qui semble avoir contaminé l’ensemble de la famille. Les dents d’or qu’ausculte l’aîné avec une lampe de poche, la nuit dans son lit, est une scène aussi glaçante et déconcertante que cette autre scène où l’un de ses jeunes frères, dérangé dans son jeu par ce qu’il entend à l’extérieur, s’approche de la fenêtre de sa chambre et finit par marmoner mécaniquement sa propre sentence sur ce que lui renvoient en son imaginaire, les sons et cris qui proviennent du camp. Il retournera à son jeu, comme si ce qui se passait de l’autre côté du mur en faisait partie !

 

Jonathan Glazer plante sa caméra au cœur d’une plaie, celle d’un mal que l’on croyait avoir vaincu. Mais en ces temps, où le populisme se banalise, où certains réécrivent l’histoire, à faire fi du travail de mémoire, de nouveaux murs s’érigent. Et les plaies s’ouvrent une à une. Demeure la puissance mémorielle de la création… comme un baume.

 

 

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samedi 19 août 2023

"FERMER LES YEUX" - Un film de Victor ERICE

Le film « Fermer les yeux » de Victor Erice est la pépite cinématographique de cet été 2023. Cinéaste bien trop rare, son œuvre est à découvrir ou redécouvrir. En 50 ans de carrière, il n’a réalisé que quatre longs-métrages. « Fermer les yeux » est son quatrième. 

 

Ce chef-d’œuvre bouleversant est une mise en abyme, subtilement orchestrée par le montage et ce rapport au temps que semble si bien connaître Victor Erice et avec lequel il jongle admirablement pour élaborer sa trame narrative. 

 

Les frontières qui habituellement distinguent « le réel » de l’illusion et de l’imagination créative, disparaissent dans ce film. Les éléments qui les composent ou les représentent, comme par exemple des objets, forment une complémentarité qui rend un magnifique hommage au cinéma et à ses « accessoires ».

 

La très belle scène d’ouverture, filmée en 35 mm, nous plonge dans un univers dont l’action se déroule en 1947. Ce début nous entraîne dans une histoire dont on aimerait voir la suite ; mais une césure temporelle et pelliculaire nous oblige à quitter cette atmosphère envoûtante. Nous passons du 35mm au numérique et changeons ainsi d’époque. Nous voilà propulsé en 2012.

 

Le film tourné en 35 mm, dont on vient de voir un fragment, est inachevé. Il fut réalisé 20 ans plus tôt par l’un des protagonistes Miguel Garay. Dans ce nouveau temps numérique, nous y découvrons Miguel arrivant dans les locaux d’une télévision où il a rendez-vous. Il vient participer à une émission de « télé-réalité » dont l’objectif est la recherche de personnes disparues. 

 

La présentatrice de l’émission s’intéresse à la disparition de l’acteur principal du film de Miguel ; Julio Arenas, acteur célèbre à l’époque, disparu en plein tournage. C’est principalement pour cette raison que le film n’a pu être achevé. Miguel dira d’ailleurs qu’il a perdu un film et son ami. Les deux hommes étaient liés depuis leur jeunesse. Il fut donc impossible de remplacer Julio pour finir ce tournage. 

 

Qu’est devenu Julio, parti sans laisser le moindre indice et pas la moindre trace ? Est-il toujours vivant ? S’est-il suicidé ? A-t-il volontairement changé d’identité ? Il s’est totalement volatilisé du réel, laissant de lui les rushes d’un film inachevé et le visage d’un homme sur lequel le temps s’est arrêté. Le mystère demeure toutes ces années après.

 

Cette émission va servir de fil conducteur pour ouvrir les malles du passé. Un fil qui va tenter de raccorder les temps cinématographiques avant de laisser sa pleine place au cinéma. 

 

Lors de son passage à Madrid, pour les besoins de cette émission, Miguel va ouvrir des coffres anciens dans lesquels des objets « réels » de son passé vont se mêler aux accessoires du décor de son film inachevé ; le tout stocké pêle-mêle dans un garde-meuble. 

 

À leur tour, ces objets vont le conduire à retrouver des personnes de ce même passé. Une quête qui va peu à peu ouvrir des portes verrouillées et faire ressurgir d’autres fantômes. Julio Arenas est-il le seul fantôme disparu ? 

 

Lorsque les frontières du réel et de l’illusion cinématographique semblent ne plus avoir d’importance, « le réel » finit par prendre racine dans des objets ayant servi de décor à ce film d’un autre âge. Auront-ils la force d’ouvrir cette mémoire cadenassée du passé ? 

 

Si la vie peut conduire à la perte du réel, le cinéma peut-il devenir une passerelle qui ramène vers ce réel ? 

 

« Au cinéma, il n’y a pas eu de miracle depuis la mort de Dreyer », comme le rappelle magnifiquement l’un des personnages du film. 

 

Mais le réel et l’imaginaire ne forment-ils pas la trame d’un même monde, celui du vivant ? 

 

Vivre. Créer. Faut-il vraiment choisir ? Miguel s’interroge sur l’idée de chef-d’œuvre. Pourquoi vouloir faire de sa vie un chef-d’œuvre et non un film ?  

 

Disparaître du réel… en plein tournage. La télévision s’empare du sujet dans un temps où les boîtes de films s’entassent dans le local de Max, ami de longue date de Miguel, cinéphile et conservateur de toutes ces « vieilles bobines ». Superbe personnage qui incarne la mémoire du cinéma et se fait le gardien de ces temps où ce même cinéma portait une somptueuse robe pelliculaire. Un corps que l’on pouvait toucher, caresser et dérouler comme une traîne de lumière dans un espace obscur où un à un, les photogrammes, s’illuminaient comme des lucioles. « Il n’y a même plus de projecteur pour passer toutes ces bobines » comme le rappelle Max. Et pourtant… 

 

Si la mémoire et les êtres s’absentent d’un réel, le cinéma de Victor Erice devient leur boussole ; tout en nous rappelant que la pellicule est une matière aussi périssable que l’être et fragile comme sa mémoire. 

 

Les rushes projetés de ce film inachevé semblent détenteurs d’une force mystérieuse. Un peu comme si chaque photogramme (encore eux) formait les pièces d’un puzzle de la mémoire qui s’éveillerait, grâce à la magie du cinéma dont un vieux projecteur se fait le passeur. À redonner vie à la pellicule 35mm et aux derniers plans de ce film inachevé. Des images qui clôtureront superbement le film de Victor Erice. 

 

« Fermer les yeux » est un chef-d’œuvre dont la transcendance émotionnelle n’est pas dans l’histoire, mais dans l’acte de création que nous offre Victor Erice. Une création sans laquelle l’âme humaine serait sans sa lumière. 

  

Lorsque des yeux se ferment… fondu au noir sur une victoire, celle du cinéma. 

 

 

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lundi 10 juillet 2023

"L' ANGE NOIR", (NOUVELLE VERSION)

Résumé du roman "L'ange noir" (nouvelle version) :


Heiner Victor Berger est né à Dresde en 1942, d’un père allemand et d’une mère française. Sous ses premiers pas, le chaos d'un monde, les ruines d’un berceau.

 

Le poison de l’histoire va lentement se distiller dans les veines de cette génération. Innocente, elle va devoir néanmoins apprendre à vivre avec le poids de cet héritage.  

 

En février 1945, Heiner et sa mère fuient in extremis l'Allemagne et se réfugient en France. Sans le savoir, chacun emporte son fantôme. Elle, son grand amour. Lui, le spectre de ce père inconnu, universitaire et philologue, qui mourra sur le front russe dans son uniforme allemand. Son corps ne sera jamais retrouvé.

 

Comment ce père érudit a-t-il pu s'enliser en pareil destin ? À quoi sert la connaissance si elle n’empêche pas « ça » et conduit là ?

 

Sur les terres maternelles, Heiner Victor va lentement se dédoubler. Heiner va vivre dans l’ombre, le silence et la culpabilité de crimes qu’il n’a pas commis et acceptera de porter seul le poids de cet héritage sous l’hégémonie de Victor. 

 

Ce dernier saura très tôt se grimer des seuls traits français de sa mère et subtilement se glisser dans la peau de multiples doublures. Il vivra dans le déni et la négation viscérale de ses origines allemandes sous le regard silencieux de son double. 

 

70 ans plus tard, Victor revient à Dresde pour la première fois. La ville, depuis longtemps reconstruite, lui donne une impression de décor de cinéma. Un espace artificiel où semble régner une quiétude amnésique. Pourra-t-il retrouver dans ce décor « fictionnel » les traces d’une réalité passée dont il n’a plus le souvenir ?

 

En quête d’un monde enseveli, Victor va errer dans les rues de la ville. Une rencontre inopinée avec une jeune française va ébranler ses certitudes et la nature de ses pas. Le récit, qu’elle lui fera de son histoire, entraînera Victor dans l’enceinte du camp de Sachsenhausen.

 

Comment Heiner vivra-t-il cette rencontre, lui qui tel « le masque de fer », vit depuis si longtemps dans le silence de sa geôle ?

 

À une croisée de chemins, la traversée intemporelle de deux destins où l’amour des femmes transcende les temps, les frontières et les guerres.  



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Divers extraits de la nouvelle version de "L'ange noir" (roman)


« (...) Les hommes n’aiment guère se confier. Nous avons si peur de voir nos peaux dénudées sous l’incandescence d’aveux qui trahiraient notre fragilité. Nous qui nous rêvons toujours conquérants, restons cimentés en certains de nos élans. Fidèle compagne, notre lâcheté nous ensable sous nos masques triomphants. (...) »

 

(…)

 

« (...) La dernière image que j’emportai de cette Allemagne, fut un ciel d’encre, zébré de guirlandes fluorescentes que je contemplais plein d’admiration de la fenêtre du wagon qui m’éloigna jusqu’à ce jour du lieu de mon enfance. (...) »

 

(…)


« (…) Je ne sais combien de temps je suis resté le nez collé à la vitre, à contempler ce spectacle nocturne qui s’éloignait au fur et à mesure que notre train avançait. Je me souviens seulement de cette joie qui m’animait et que je voulais à tout prix partager avec ma mère. 

 

Lorsque je me suis tourné vers elle, elle pleurait. Et dans un geste mécanique, sa main caressait son ventre, habité par la présence embryonnaire de ma sœur. Je ressens encore la profonde solitude de cet instant où je n’avais aucune main à laquelle me raccrocher. 

 

Je n’eus alors nulle autre voie que celle de cette fenêtre, derrière laquelle cette nuit phosphorescente m’apportait une singulière chaleur réconfortante. Je m’entends encore dire à ma mère, sans détourner le regard de la vitre, « Oh ! Maman. Comme il est beau ce sapin de Noël géant avec toutes ces énormes guirlandes ! » 

 

Ce fut à cette seconde précise que les lumières du train s’éteignirent et plongèrent notre wagon, soudainement immobilisé en rase campagne, dans une obscurité profonde ; laissant ma phrase suspendue aux guirlandes de ce sapin imaginaire que dessinèrent pour moi en signe d’adieu, les ténèbres de ce ciel allemand. 

 

Je sentis alors glisser sur mes lèvres la paume moite, pesante et oppressante de ma mère (…) »

 

(…)

 

« Papier d’identité s’il vous plait ! À chaque fois je sursautais. À l’école ce fut pire. J’étais encore novice dans ce jeu de cache-cache avec mes deux frontières. Moi seul choisissais de les franchir ; bien souvent à la nuit tombée. Mais la lumière du jour m’obligea très tôt à vivre de façon mensongère sur les terres de ma mère où nous avons fini par nous réfugier. C’était juste après la guerre. C’était en France.

 

Heiner Berger. Non ! Je m’appelle Victor Berger. Tout était dans la subtilité de la prononciation. À l’écrit, cela ne changeait rien. Tout se passait à l’oral. Si la voix m’obligeait à traverser, contre mon gré, la frontière allemande sous des regards inquisiteurs, ma résistance à prononcer différemment mon nom les entrainait dans ce trouble du langage que l’on nomme gammacisme. Le « g », troisième lettre de l’alphabet grec, était devenu ma croix. Celle que mon père m’avait léguée en me donnant son nom. 

 

Je ne vous en ai jamais parlé, ma chère Mathilde, mais Heiner Victor Berger est mon nom officiel. Celui qui figure sur mes papiers. Tout le jeu a, jusqu’à ce jour, consisté à évincer le premier pour donner toute sa légitimité au second. Et c’est là, où j’entre en scène sous mon vrai faux nom. 

 

Heiner Berger est né d’un père allemand. Victor Berger d’une mère française. Victor est mon deuxième prénom, choisi à ma naissance par ma mère en souvenir de ses racines. » 

 

(…)


« (…) Je glissais indéfiniment sur ce visage énigmatique, insaisissable, sans éclat. À me raccrocher in extremis aux branches sombres de ces petites lunettes rondes qu’arborait ce visage. Deux cercles noirs qui abritaient ce regard impénétrable. Il me faisait peu à peu revenir de ce lointain où mon extrême solitude m’avait quelques instants entraîné, à me glacer les os, à sentir leurs pointes stalactites s’enfoncer dans mes chairs vulnérables, jusqu’à cette lisière où une incommensurable douleur me faisait d’instinct revenir au monde.

 

Comme j’aimais ces petites lunettes rondes qui trahissaient une vue défaillante et faisaient de cette imperfection mon bonheur simple. Elles humanisaient ce visage et me rendaient un père, loin des clichés dont je l’affublais.  (…) »

 

(…)

 

« (...) Apprendre à marcher dans les décombres… Fallait-il autant de temps ? 

 

La force des racines. On n’y échappe pas. Ne pas savoir d’où l’on vient…Comme cela doit parfois faire du bien. (...) »

 

(…) 

 

« (…) Bouches cousues de fils blancs, de fils rouges, de fils noirs ; coutures sanguinolentes recouvrant les corps des amants insouciants, sacrifiant leurs descendants. À hanter mes rêves d’adolescent. À entendre mes cris étouffés qui s’échappaient des clôtures barbelées, derrière lesquelles je voyais s’éloigner la silhouette enlacée de mon père et de ma mère. (…) »

 

« (…) Quand je fus étudiant, je cherchai inconsciemment à m’identifier à des figures héroïques. Pour cela, j’allais glaner sur les terres de mon père, espérant y trouver de quoi me satisfaire. Mes quêtes me conduisirent à découvrir « La Rose blanche ». Un groupe de résistants allemands, antifascistes que fondèrent deux étudiants, Hans Scholl et Alexander Schmorell, l’année de ma naissance. J’admirais leur courage exemplaire et m’accrochais dur comme fer à leurs idéaux. Ils me donnèrent des forces inestimables et un immense espoir dont toute jeunesse devrait prendre de la graine, dès que les germes du fascisme commencent à poindre sur une terre et tente d’en gangréner les esprits. 

 

Parmi mes premières conquêtes féminines, je cherchai naïvement une figure semblable à celle de Sophie Scholl, arrêtée par la gestapo et guillotinée avec son frère Hans et la plupart des membres du groupe « La Rose blanche ». Ceux qui échappèrent à cette mort atroce, la trouvèrent dans les camps où ils furent envoyés. Leurs bravoures m’arrachaient les larmes d’espérances que le Reich m’avait ôtées. 

 

« Die Weisse Rose », mon père ne pouvait ignorer l’existence de ce groupe dont la figure de proue était l’un de ses homologues, l’universitaire Kurt Huber qui fut comme Hans et Sophie, guillotiné. »

  

(…)


« (...) Elle avait relevé sa chevelure brune ; sans doute en raison de la chaleur. Il était donc difficile d’imaginer la longueur de ses cheveux, enroulés sur eux-mêmes et retenus par une attache. Ils n’étaient ni raides, ni frisés, mais indiciblement ondulés. Sa coiffure n’avait rien d’apprêté. On sentait qu’elle avait machinalement fait le mouvement de rassembler ses cheveux à la hâte et les avait à l’aveugle maintenus à distance de sa nuque. Quelques mèches rebelles retombaient négligemment sur un côté. 

 

Elle avait une peau extrêmement blanche, semblable à celle des gens du nord. Un épiderme sur lequel on pouvait percevoir une légère rougeur qui trahissait les attaques récentes d’un soleil ardent. 

 

Ses lèvres étaient parfaitement dessinées par un rouge à lèvres rouge orangé qui faisait subtilement écho à certaines couleurs de sa robe. Elle était plutôt jolie, mais je n’arrivais pas à en savoir davantage, son regard étant dissimulé derrière ses lunettes noires, qu’elle n’avait toujours pas ôtées malgré l’obscurité des lieux. 

 

J’avais à peine fini de passer commande que je l’entendis dire « la même chose que monsieur ». Ce fut à cet instant, qu’elle ôta ses lunettes. (…) »

 

(…)

 

« (...) Face à moi, toutes ces photos enfermées en un même linceul, tissé dans la puissance lumineuse d’un obscur noir et blanc. Il était grand temps pour moi de trouver la sortie. Sur le chemin qui y conduisait, je découvris au passage la photo de ce soldat mort, carbonisé dans son uniforme nazi ; recouvert de poussière et dont le squelette crânien portait encore la trace calcinée d’une ancienne chevelure. Quelques touffes éparses, hérissées et desséchées, rappelaient qu’un jour il y eut un corps vivant, enfermé en pareil costume. 

 

Richard Peter avait figé pour l’éternité ce soldat inconnu qui aurait pu être mon père. Papa. L’envie de t’appeler ainsi pour la première fois. (…) »

 

(…)

 

 « (...) Si le mal doit triompher, même les morts ne seront pas en sûreté. » Ces mots de Walter Benjamin me tenaient inopinément la main, à cet instant-là. (...)»


(…)

 

« (...) Lorsque l’on m’apporta mon café, ce matin je n’étais pas d’humeur au thé, je fus contraint de détourner le regard de cette vue qui m’hypnotisait malgré moi. Ce fut-là, qu’elle m’apparut. Eurydice, sans Orphée, avait réussi seule à revenir du royaume des morts. Envoûtante et vertigineuse apparition, vêtue d’une magnifique robe bleue. Je n’en croyais pas mes yeux. Je n’étais pas musicien, mais si à cet instant l’on m’avait mis entre les mains n’importe quel instrument, j’aurais envoûté la salle de ce restaurant. 

 

Dès que son regard croisa le mien, il s’illumina. Claire quitta aussitôt la file où elle attendait patiemment son tour pour être placée et se dirigea d’un pas audacieux vers ma table. Elle fut arrêtée en chemin par un serveur. Je n’entendis pas ce qu’il lui dit, mais je la vis pointer un index en direction de ma table. Le serveur fit un signe de tête et la laissa arriver jusqu’à moi. (... ) »

 

(…)


« (...) Arrête Heiner ! On ne rattrape rien ; même si l’on finit par trouver ce que nous cherchons. On veut savoir. Ce mot nous colle à la peau, à nous faire croire qu’il tente de nous en offrir une nouvelle ; mais cette inconnue nous terrifie car nous ne savons rien d’elle. Alors, on s’accroche dur comme fer à ce vieil épiderme recouvert de toutes nos blessures et nous continuons à chercher pour ne pas être totalement désespéré. (...) » 


(…)

 

« (...) Les mains qui caressent un corps s’attachent à la seule surface des peaux, sans jamais penser à ce qu’elles dissimulent. Si l’esprit qui les guide, s’aventurait un peu plus profondément, il comprendrait peut-être. Oui, peut-être… (...) »


(...)

 

-       Oui, il y a des angles morts. Est-ce l’un d’eux qui m’a aidée à franchir cette porte de fer sur laquelle étaient forgées ces fameuses lettres noires ? … « Arbeit macht frei » … Elles étaient si près... Bien trop près… Je me suis mise à accélérer le pas. Au fur et à mesure que je m’enfonçais à l’intérieur du camp, je sentais en moi une force inconnue. Elle m’aidait à avancer, tel un fantôme au milieu de cette immensité. Je… Je ne pensais pas que c’était aussi vaste. Un champ… À perte de vue. Par endroits, l’herbe avait jauni… Au loin… Une muraille… Un mur… Quelque chose qui encerclait cette vastitude. Et cette chose me disait… Ici, il n’y a pas d’horizon.


(...)


« (...) Demain n’existait pas. Demain n’avait pas d’importance. Certains moments conduisent sur des seuils que l’on ne franchit qu’une seule fois. Nous aurions beau ensemble revenir sur ce même seuil, aucun autre fragment du temps n’aura le goût de celui-là. (...) »



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vendredi 12 mai 2023

"Fairytale", un film d'Alexandre Sokourov

 

« Fairytale », le nouveau film d’Alexandre Sokourov, nous entraîne dans un univers « post mortem » en référence à la seconde guerre mondiale. 

Sa forme cinématographique s’affranchit des codes, des genres et frontières, jusqu’à nous conduire au royaume des morts.

Ce chef-d’œuvre est principalement composé d’images d’archives réelles, d’actualités ou documentaires, incrustées à l’aide de trucages et d’un subtil travail d’animation dans une trame fictionnelle qui se déroule dans un décor époustouflant. 

Ce décor en noir et blanc, fait d’ombres et de lumières, à partir de dessins et gravures, entre autres de Piranèse, met en scène Staline, Hitler et Mussolini ; interprétant leurs propres rôles, ainsi que Churchill. 

Deux personnages « secondaires », Napoléon et Jésus-Christ, vont partager dans de fugaces traversées, le même sort que ces protagonistes, à savoir l’attente. Attendre la sentence divine dont la puissance omnisciente entrebâille sporadiquement une immense porte, derrière laquelle sera décidé le sort de chacun… Le paradis ou l’enfer. 

Mais que se passe-t-il au royaume des morts ? Nous restons dans cette antichambre du purgatoire où règne une atmosphère d’ennui et d’errance, imprégnée d'une odeur pestilentielle, évoquée de façon récurrente. Une monotonie angoissante où la nostalgie et l'espérance embuent les esprits de chacun dans l’attente de leur sort. 

Pendant ce temps indéfini, qui semble infini, nous découvrons que ni la mort, ni dieu ne semblent avoir le pouvoir de remettre en question les trois dictateurs. Chacun, dans un jeu de miroir, où le pouvoir illusoire continue de les griser, va ressasser l’histoire et ses gloires obsessionnelles, avec des regrets ; parfois ceux de ne pas avoir pu faire pire.

La bande son peaufine ce très beau travail "expérimental" en faisant dialoguer tous ces personnages dans leur propre langue. Et comme nous sommes au royaume des morts... tous se comprennent. Les voix sont celles de comédiens. Les images, des archives réelles.

Le peuple est également présent dans l’espace clos de ce purgatoire. Il est représenté par d’immenses vagues déferlantes. Une masse informe, devant laquelle Staline, Hitler et Mussolini, retrouvent leurs forces égotiques. 

Quelques figures spectrales se détachent de ce flux. Elles ont beau avoir désormais pleinement conscience du vrai visage de ces monstres, à qui elles ont confié leur destin, … Il est trop tard. 

Cette magnifique fresque fictionnelle, s’empare du réel avec les vraies figures historiques, exhumées d'images d'archives familières, à nous donner l’illusion qu’un coin de ce rideau, qui sépare les vivants des morts, a été spécialement soulevé pour nous ; devenus les témoins d'une histoire particulière. Un peu comme si les parois qui séparent les mondes avaient été transpercées par l’œil transcendant de la caméra. 

Ce film nous plonge dans le sombre abîme de l’humanité, enchaînée à sa nature grégaire et versatile qui immuablement l’entraine vers son destin sans horizon ; à en revenir aux mêmes erreurs et cécités. Un destin sans issue, à cependant faire de ce film une indéniable audace artistique réussie.

jeudi 22 décembre 2022

Salman Rushdie, « La solitude du coureur de fond » * ou la partition des silences

Quand on atteint ce seuil... Celui où l'on assassine un écrivain parce qu'il a écrit une oeuvre de fiction... Il est salutaire de franchir cette lisière où la fiction s'empare du réel.  

-       Aujourd’hui, « la solitude du coureur de fond » me fait mal.

-       Que veux-tu dire ?

-       As-tu entendu parler de Salman Rushdie ?

-       Tu te moques de moi !?

-       Par les temps qui courent, il est préférable de préciser les choses. 

-       Qu’est-ce qui te prend ? Tu me connais pourtant !

-       Oh ! On croit connaître l’autre, mais la nature humaine révèle bien des surprises. J’ai cru bien connaître tous ceux qui étaient discriminés et auxquels je m’associais pour défendre leurs droits au nom de la liberté et de l’égalité. 

-       Qu’est-ce que tu racontes ! Nous sommes des universalistes dans une démocratie. Tout ça… va de soi ! 

-       Tu trouves ! Ferais-tu partie de cette majorité silencieuse dont certains se disent aussi universalistes et qui préfèrent se taire et laisser quelques minorités d’identitaires imposer leurs diktats à l’ensemble de la collectivité ? Les exemples se multiplient aujourd’hui. Ils investissent l’espace public, les lieux culturels, institutionnels, universitaires, et j’en passe. Et tout cela, en faisant fi de la majorité. Ils réécrivent l’histoire, censurent les livres, la culture, en traitant tous ceux qui ne sont pas leur miroir de racistes, de sexistes, d’homophobes, et j’en passe, là aussi. Ah ! j’oubliais… Nous sommes aussi fascistes. Tout cela dans le seul but d’espérer nous culpabiliser et par ricochet de nous faire taire, car vois-tu, à leurs yeux nous sommes tous coupables.

-       Mais ce sont des méthodes totalitaires !

-       Je ne te le fais pas dire.

-       Mais… qu’avons-nous fait ?

-       Es-tu devenu stupide à ce point ? Coupable de quoi ! Eh bien, tout simplement d’être un blanc, un hétéro ou de se revendiquer d’être tout bêtement un homme ou femme, pour ne prendre que quelques exemples. Et pour ce que nous représentons, ils veulent nous blacklister. 

-       Blacklister ?

-       Oh ! Pardon… J’aurais dû dire « blanclister ». Ça aurait pu faire rire autrefois ; mais aujourd’hui, même le mauvais humour te jette dans la fosse aux lions ou t’envoie en place de Grève. Non… Désolé, je me trompe d’époque. Je voulais dire condamné par les réseaux sociaux. Oui, les époques évoluent en technologie, mais les esprits, eux, sont restés en place de Grève. Aujourd’hui, utiliser le mot « blacklister » pourrait faire de moi un raciste. 

-       C’est à ton tour d’être idiot. Tout d’abord tu exagères et ensuite « blanclister » n’existe pas ! 

-       Aujourd’hui, les mots n’ont plus aucun sens. Et ceux qui en avaient… En place de Grève ! Non, malheureusement, je n’exagère pas. Sais-tu que dans certains conservatoires, il y a des élèves qui commencent à s’insurger parce qu’ils trouvent discriminatoire cet instrument de musique que l’on nomme un piano. 

-       Un piano ! Et pourquoi ? 

-       Parce que les touches noires sont minoritaires.

-       C’est une blague ?

-       Non, ce qu’il y a de plus sérieux et de véridique.

-       Non, mais tu es tombé sur la tête pour me raconter des trucs pareils !

-       Décidément, tu ne vois pas ce qui se passe au sein de nos institutions, de nos universités et écoles. Quant à nos politiques, ils appliquent celle de l’autruche sous le même étendard… le « pas de vagues » ; feignant au passage d’oublier qu’ils mettent en danger les fondations mêmes de notre démocratie. Mais aurais-tu, toi aussi, fait tienne la devise « Je n’entends rien, je ne dis rien, je ne vois rien » ? 

-       Peux-tu m’aider à y voir un peu plus clair ? 

-       Commence par entendre et le reste viendra. Écoute d’abord cet assourdissant silence qui nous entoure. Tiens, prend l’exemple de l’école. Un espace démocratique et laïque qui donne sa chance à chacun. N’est-il pas devenu un terrain de guerre, gangréné par les actions de ces groupes identitaires et communautaristes qui remettent en question la moindre virgule qui ne leur plaît pas dans l’enseignement de leur professeur ? Et certains ne cherchent-ils pas à imposer dans ces espaces leurs us et coutumes dogmatiques qui ne concernent qu’une minorité ? Et comme si les uns ou les autres avaient les compétences requises, chacun y va de sa griffe émotionnelle, sexuelle, identitaire, dogmatique et jette en pâture l’enseignant qui ne lui convient pas sur la toile publique. Tu vois, quand le corps devient un espace politique, même si les plus jeunes sont manipulés et n’en ont pas toujours conscience, les tribunaux populaires fleurissent dans le jardin d’une démocratie qu’ils proclament à leur seule effigie. Et je ne te parle pas de tous ces conférenciers, chercheurs et autres spécialistes dont les colloques ou débats sont annulés sous la pression de ces minorités, ni de ces spectacles chahutés ou censurés par ces nouveaux inquisiteurs de la pensée, qui veulent purement interdire et valider de leur seul point de vue, ce qui est juste ou pas pour l’ensemble. Crois-tu que tout cela aurait pris cette ampleur, si les enseignants avaient été soutenus par leur hiérarchie qui donne implicitement raison aux élèves offusqués par cette virgule qui n’est pas un point ? 

-       Un point noir.

-       Ne dis pas des choses comme ça ! 

-       Mais dis-moi, quel rapport tout cela a-t-il avec Salman Rushdie ?

-       J’allais y venir, mais tu m’as fait faire une digression qui pourrait faire croire à un amalgame. Là, on monte en puissance. Non ! Là… On atteint l’innommable ! Vois-tu, toute intolérance finit par conduire à l’extrême. Mais avant de poursuivre sur cette question, il est important que je sois plus précis sur les quelques points évoqués et ce, afin d’éviter méprise et contresens. Si la parité et la représentativité des femmes et des minorités sont des facteurs qu’il faut bien évidemment défendre car effectivement il y a beaucoup de discriminations envers eux ; le choix d’un candidat, quel que soit le domaine, ou d’une œuvre artistique, ne peut avoir pour critère prioritaire que la compétence et le savoir-faire. Et ce, bien sûr, quel que soit le sexe et la couleur. Mais aujourd’hui, il faut cocher prioritairement les cases genre, sexe, couleur, pour appliquer des critères jugés désormais politiquement corrects. Des critères qui donnent bonne conscience et surtout permettent d’obtenir des subventions, quitte à évincer de réelles compétences et à censurer ceux qui ne rentrent pas dans ces nouvelles cases. En agissant ainsi, n’ouvrons-nous pas l’ère à de nouvelles discriminations ? À moins que nous ne tombions dans l’ornière de l’absurde et de la démagogie, qui comme tu le sais, ne font en rien avancer l’égalité et la parité. 

-       Cette fois, tu fais tout seul une digression …Et Salman Rushdie ?

-       Tu as raison, mais certains détours permettent de mieux comprendre la suite. Et là, j’en viens à Salman Rushdie. Là, il s’agit d’ôter la vie ! Le climax de l’horreur, décidé par une minorité religieuse, pour bâillonner la liberté d’expression, l’art et la culture, entre autres. Trouves-tu normal et rationnel qu’au nom d’un dogme religieux on décide de la vie et de la mort d’un écrivain ? Écrire et mourir, parce que l’encre raconte des histoires que les ignorants prennent pour leur réel. « Les versets sataniques » est une œuvre de fiction. Tu entends… De la fiction ! Mais où est-on ?

-       Et même si cela avait été un essai... 

-       Bien évidemment. Là, tu as raison. Mais comme c’était pour moi une évidence, j’ai voulu te rappeler comment l’invention du réel conduit à ce qu’une fiction tue pour de bon !

-       Tu as beau penser de moi ce que tu veux… Je n’ai pas non plus oublié qu’un enseignant fut décapité pour avoir montré quelques dessins à ses élèves. Et là, nous n’étions pas dans l’enceinte d’une université. Là aussi, tout être censé pourrait dire qu’il perd la trace du réel… Et pourtant, ce qui s’est passé n’est pas une fiction. Et… Si j’avais un peu de courage, je rajouterais qu’assassiner un être humain au nom de Dieu, n’est-il pas le pire des blasphèmes ? 

-       La voilà la question… La peur. C’est elle qui engendre le manque de courage. Mais si l’on cède par peur à tous les totalitarismes, quels qu’ils soient, vers quel monde va-t-on ? 

-       Oui… Certes. Mais que fais-tu tout seul, face à ces minorités armées ? 

-       On s’unit. On se rassemble. On cesse de trembler et d’être sur la défensive. Et l’on n’a nullement honte d’assumer nos valeurs, la défense de nos libertés, de la démocratie, de la culture et de cette si précieuse liberté d’expression. Et surtout, on applique la loi de la république dans l’école laïque.

-       Tout un programme !

-       Simple à appliquer pourtant. 

-       Oui, avec un peu de volonté, de solidarité et un peu moins de lâcheté… peut-être… peut-être…Et Salman Rushdie ?

-       « La solitude du coureur de fond ». Le titre de ce livre m’est revenu en m’interrogeant sur cet assourdissant silence autour de sa tentative d’assassinat. Ces quelques mots m’ont semblé résumer la profonde solitude de ce grand écrivain. Si fort heureusement, il y a eu des élans de solidarité internationaux, ce mouvement a fini par très vite retomber comme un soufflé ; alors qu’un tel acte aurait dû embraser le monde. Là, il y a une anomalie !

    Mais que s’est-il donc passé entre ce 11 janvier 2015, qui vit déferler une marée humaine dans les artères parisiennes et mondiales, et… ce silence, très vite revenu, quelques temps après la tentative d’assassinat de Salman Rushdie ? Et ne crois-tu pas qu’en cédant à la peur, nous abandonnons le terrain de nos libertés et de nos valeurs démocratiques aux obscurantistes et aux assassins ? Et qu’il est grand temps de faire savoir à Monsieur Rushdie qu’il n’est pas seul et qu’il n’a pas perdu la vue d’un œil, l’usage d’un bras et subi de multiples blessures physiques et morales dans l’indifférence générale. Il a écrit une œuvre qu’une immense majorité a lue et appréciée internationalement ; une œuvre que son assassin n'a même pas lue. Ne crois-tu pas qu’il est grand temps que la peur change de camp et que Monsieur Rushdie, qui est un modèle de courage et de talent pour nous tous, se sente un peu moins seul ? … Ne crois-tu pas ?

-       Oui. Tu as raison. Mais... 

-       Il n’y a pas de mais, sinon nos démocraties vont très vite sombrer sous le joug totalitaire de la barbarie. Et l’on parle de courage, dès que quelqu’un se met à contrer ces petits inquisiteurs ! Oui, ils sont courageux et louables ; mais ils sont bien seuls. Il est grand temps de se dire que nous sommes proches du chaos en s’insurgeant dans le seul silence de nos intérieurs. Il est grand temps de se rappeler que la première victime en pays totalitaire est la culture car c’est elle qui fait trembler les dictatures. Elle est notre bien collectif le plus précieux. Il est grand temps de la protéger et d’être solidaire, en soutenant haut et fort tous ceux qui la font vivre librement.

-       Il faut dire que certains groupes politiques n’aident guère. Par pur clientélisme électoral, ils cautionnent insidieusement ces minorités religieuses, en trahissant nos valeurs républicaines.

-       Les liaisons dangereuses n’ont jamais trouvé la voie des lumières et des libertés. S’il n’y a plus de volonté politique, il doit y avoir des voix citoyennes, multiples, qui sortent du silence pour faire rayonner la culture sous toutes ses formes, libres et sans entrave. Contrairement aux apparences, vous n’êtes pas seul Monsieur Rushdie. Non. Vous n’êtes pas seul. Et si écrire est devenu un crime et que l’on continue de se taire, cela veut dire que nous ne sommes plus en démocratie. Notre silence donne des forces aux ennemis de la démocratie et des libertés. L’autocensure est le début du renoncement. Alors non… Vous n’êtes pas seul Monsieur Rushdie. Il y a des kyrielles d’hommes et de femmes libres qui sont derrière vous. Il suffit juste d’une étincelle pour que tout cela devienne enfin visible. Monsieur Rushdie vous êtes un symbole de lumière pour tous les écrivains, artistes et créateurs partout dans le monde pour qui la liberté d’expression et la création sont la puissance vitale de ce souffle universel. Un souffle porteur de cette lumière qui fait si peur à ceux qui n’aiment pas la vie. 

    La force de l’écriture et le courage des écrivains sont des armes lumineuses qui empêchent nos démocraties de s’éteindre. La seule réponse à l’obscurantisme est de lire et de relire vos livres Monsieur Rushdie et de vous dire que nous sommes là, à vos côtés. 


                                                                    *****


* "La solitude du coureur de fond", titre emprunté à la nouvelle de Allan Sillitoe "The loneliness of the long-distance runner".