On a tous des histoires à raconter. Il faut toujours
oser. Œuvrer, accomplir à rendre possibles nos rêves. Et lorsqu’ils sont
exaucés... Des pas vers un nouveau tracé.
Tout cela a commencé dans l’enceinte d’une exposition
où un immense artiste, Anselm Kiefer, offrit au public sa bibliothèque intime…Son "alchimie du livre". Comme un héritage à tous ceux.
Livres géants qui accueillaient diverses matières dans
lesquelles il avait semé des mots, ici et là. Un titre se détache « Nuit
de cristal ». Lettres de craie blanche sur un corps noir. Un livre refermé
sur lui-même. Posé dans un coin sur une étagère de fer.
Atmosphère tellurique, par endroits sans concession,
d’un intérieur qui s’interroge en créant.
Se souvenir. Transmettre. Pour que plus jamais ça.
D’un livre l’autre. Un rêve éveillé.
L’envie soudaine d’écrire. Non plus sur des pages aux
dimensions familières, mais dans un carnet géant. Me glisser entre des feuilles
qui ressembleraient à des draps sous lesquels le corps, sans savoir quelle sera
la nature de son sommeil, s’y abandonnerait.
La raison a bien tenté de m’en dissuader. Et puis
l’instinct... À finir par me guider, jusqu’à cette
porte que j’ai poussée.
Dans le bas de la rue Monsieur le Prince, se trouve
l’atelier d’un relieur, Gilles Barnett. J’ai souvent eu l’envie d’y entrer…Cette fois, j’avais
une bonne raison.
Jamais pareille commande n’avait franchi la porte de
cette demeure, vieille de plus d’un siècle. Et pourtant, la confection d’un
carnet géant ne sembla nullement déconcerter celui à qui j’en fis la demande.
Tout était envisageable, "malgré tous les malgré". Désir
soudain de relever le défi. Il fallait cependant bien y réfléchir, étudier
méticuleusement la question de sa faisabilité.
Tout dépendait des matériaux. Le papier à dimension. Le
maintien des pages, qu’il fallait coudre et solidement relier pour que les
fondations soient robustes et indéfectibles face à pareil poids. Quant à la
pièce de cuir, il n’en existait pas de la taille espérée en un seul morceau. Raccords !
Tout cela à redimensionner en s’approchant au plus près de la teneur de mes
souhaits.
L’homme aux mains d’or a fini par trouver la solution.
Il avait mordu à l’hameçon de ce rêve qui allait devenir sien.
Les dimensions furent convenues dans la mesure
qu’offrait l’équilibre de cette démesure et la rationalité des matériaux
disponibles. L’affaire fut conclue à hauteur de rêve. Le dos serait en cuir, la
couverture cartonnée, recouverte d’un papier à définir et les coins renforcés
par ce même cuir. Les pages intérieures auraient un teint ivoire et sur la
tranche des lettres dorées seraient gravées à l’instar des livres anciens.
Le maître d’œuvre me convia chez son fournisseur.
Découverte des matières premières. Le choix d’un cuir grenat, d’un papier
marbré aux couleurs siennes, ocres, rouges, orangées. Par endroits des taches
brunes bleutées. Des brèches entre les mondes où des formes insolites révèlent avec
parcimonie la trace de quelques mystères.
Je l’ai laissé œuvrer dans le respect du temps
nécessaire à la gestation de son œuvre. Un écrin qui s’ouvrirait de lui-même le
moment venu.
C’est ce qui arriva quelques temps plus tard.
Je fus contactée pour recevoir les prémices organiques
d’une ossature où la vie avait pris forme. Cette matrice avait demandé tant
d’énergie et de nuits de réflexion pour que ce corps gigantesque ne se brise
pas dans les coutures d’un rêve, trahi par la fragilité de ses fondations en
leur assemblage.
Les doutes et interrogations furent surmontés par la
volonté de donner un corps pérenne à un rêve devenu contagieux.
Le chemin des possibles poussait les limites de
l’être. J’appris que la couture des deux cents et quelques pages qui allaient
constituer ce carnet géant, avait demandé deux semaines de travail non-stop !
La restauration de livres était pour le relieur un ouvrage
familier. Il avait certes accompli quelques performances dans des dimensions
hors normes, mais partir de rien pour un tracé monumental…des pas vers
l’inconnu.
L’aiguille avait traversé une à une des pages et des
pages pour les assembler. Parfois le sang avait coulé. Il était désormais enfoui
à jamais dans la tissure et les replis les plus secrets de la colonne
vertébrale de ce géant. La persévérance du relieur trouva le moyen de la
consolider par de multiples astuces, qu’il eut l’élégance de me révéler, mais
dont je lui laisse le secret.
Il restait à recouvrir ce corps de sa peau de cuir. Un
nouveau temps où il me fallait me retirer, attendre et laisser l’artiste peaufiner
son œuvre…Et puis, un après-midi, il m’a téléphoné. Cette fois était la bonne.
Le carnet géant était achevé. Il pesait 30kg, mesurait 90 x 70 dans sa position
fermée et 1m40 les ailes déployées.
Ecrire sur de telles pages ! J’étais soudainement
au pied de l’Everest. Ma plume se perdait dans l’immensité d’une banquise
ivoire et mes bras s’étiraient au-delà de leur limite pour atteindre les
sommets grisants d’un simple haut de page.
L’échine courbée, mon encre esquissait les pas d’un
nouveau-né, apprenant à faire fi de l’inconfort du corps.
Il a suffi d’une première page écrite recto verso pour
que j’entrevois ce carrefour des mondes où le visible, l’invisible jouent à
cache-cache avec les matières et les sens. L’esprit, le corps, les chairs, le cuir,
l’encre, le papier, l’effort, la persévérance, l’audace à transformer le visage
de la sémantique et à faire de la quête d’un "absolu" un début de chemin vers tous
les possibles.