mercredi 21 juillet 2021

"Titane" de Julia Ducournau - Palme d'or de la 74ème édition du Festival de Cannes 2021

« Titane » est un film d’une extrême violence. Une plongée en apnée, faisant de nous les témoins de la métamorphose radicale d’un corps, celui d’une femme. Une mutation dans la douleur où la fragilité des apparences nous oblige à voir autrement ou à fermer les yeux. 

 

Malgré certaines scènes qui mettent le spectateur à dure épreuve et les faiblesses d’un scénario pas toujours crédible, ce film interpelle.

 

Si violence il y a, elle a changé de camp. Elle n’est plus l’apanage des hommes, elle devient celle d’une femme, Alexia, interprétée par Agathe Rousselle. 

 

Le début du film évoque brièvement l’enfance d’Alexia où la relation tendue et mutique père-fille laisse soupçonner qu’il s’est peut-être passé « quelque chose ». Le doute plane comme une ombre qui augure un destin contrarié ; celui d’une enfant qui très tôt doit se protéger de cette ombre menaçante. À finir par provoquer cet accident qui va immerger son corps juvénile dans une protection métallique pour survivre. Une greffe en titane. Dès le début, le ton est donné.

 

On retrouve Alexia, quelques années plus tard, hôtesse lascive dans un salon de l’auto ; le corps intrinsèquement lié à la carrosserie des véhicules formant un alliage charnel. La voiture, seul espace organique possible où les désirs de la femme qu’elle est devenue peuvent s’accomplir et s’épanouir.

 

Alexia a frôlé la mort. Cette mort est désormais son mode de survie. Tuer pour protéger son corps de femme. Tuer le désir de l’autre en utilisant un objet de séduction féminin, une épingle à cheveux, comme arme fatale. 

 

Tuer le désir de l’autre jusqu’à ce jour où elle découvre qu’elle est enceinte. Nouvelle mutation du corps depuis son accident. Qui est le père ? Tous les fantasmes sont permis. Son propre père ? La voiture devenue le second corps partenaire d’Alexia ? 

 

Le champ des possibles, aussi invraisemblables soient-ils, laisse la pleine place à l’imagination la plus sombre, comme à la plus débridée.  

 

La vie germe dans le ventre d’Alexia. Cette vie doit être anéantie, elle aussi. Le corps continue son avancée dans la souffrance des matières traversées. 

 

Alexia, la tueuse en série, finit par être identifiée. Elle doit se dissimuler aux yeux de cette société qui la recherche et trouver une nouvelle protection. Se travestir. Non pas avec des vêtements, mais avec ses propres chairs. Briser les frontières qui séparent le féminin du masculin. Ultime échappatoire pour sauver sa peau.

 

La métamorphose ne peut s’effectuer qu’en mutilant son corps, mais avant tout son visage. Effacer les traces et les contours qui faisaient la beauté féminine. Devenir un homme passe par une nouvelle violence. Pourquoi ce choix ?

 

Après avoir remarqué sur une affiche la photo d’un enfant disparu de longue date, dont les traits pourraient correspondre aux siens, Alexia va se transformer en Adrien ; le fils disparu de Vincent, commandant d’une caserne de pompiers, interprété par Vincent Lindon. Alexia va trouver refuge chez ce « père adoptif » et prendre peu à peu la place d’Adrien. 

 

Ce père, aveuglé par la souffrance, s’imagine avoir retrouvé son fils dans ce corps trompe-l’œil. Les réels qui allègent nos douleurs ne sont-ils pas ceux que l’on façonne ? 

 

Alexia/Adrien, un jeune homme dans un corps de femme enceinte. Une déconcertante mise en abyme du corps humain en sa mutation androgyne portant l’embryon d’une « troisième » vie. Une vie en gestation. Une vie qui semble indestructible, protégée par le métal.  

 

Alexia/Adrien va être en immersion dans le monde virile des hommes ; une caserne de pompiers où il n’est pas simple de cacher un corps et encore moins une grossesse. Ce lieu devenu protecteur, peut-il devenir une catharsis pour Alexia qui a mis le feu à la maison familiale avant de la quitter ?  

 

Si la mue du serpent ne change en rien le serpent, l’apparence demeure jusqu’à ce moment où les corps brisent leurs carapaces ; à franchir cette frontière où l’on ne peut plus les atteindre. 

 

Les références cinématographiques qui jalonnent ce film sont claires, assumées et s’émancipent des « maîtres ». 

 

« Titane » fait du corps pelliculaire du cinéma, non plus un espace métaphorique, mais un territoire où les matières vivantes et organiques se réinventent.  

 

Oui, une femme peut-être un « serial killer ». Oui, une femme peut faire des films gores à leur redonner une place qui n’en fait pas un « sous-genre ». Non, ce n’est pas un homme qui a filmé toute cette violence, mais bien une femme. 

 

Le festival de Cannes aurait-il lui aussi muté en récompensant ce film dérangeant ? Mais il ne faut surtout pas réduire cette récompense à celle donnée à une femme car aucune création ne mérite récompense hors champ du talent. 

 

Talentueuse, Julia Ducournau, l’est indéniablement. 

 

 

 

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samedi 10 juillet 2021

"Annette" de Leos Carax - 6 juillet 2021 - Film d'ouverture de la 74ème édition du Festival de Cannes

Le nouveau film de Leos Carax « Annette » redonne au cinéma sa pleine dimension onirique, tragique, lyrique. Ce poète du 7ème art s’empare d’un genre surprenant, la "comédie musicale" avec la complicité des Sparks qui signent la bande originale.

 

Dès le générique début le tempo est donné. 

« So may we start? », chanté en chœur par l’équipe du film, amorce la partition des voix comme celle des personnages. Le show peut commencer, les destins s’accomplir. 

 

La bande son agit comme un double auquel les protagonistes sont intrinsèquement liés ; révélant un univers aux multiples miroirs où le réel et la fiction n’ont plus de frontières distinctes.

 

Cette mise en abyme cinématographique interroge. Quelle est la nature de ce mystère qui nous pousse, nous spectateurs, vers ces scènes où les spectacles vivants se substituent au réel de nos vies ? 

 

Le public, autre personnage du film, si facile à manipuler, à envoûter, n’est-il pas aussi cette caution fragile et versatile à laquelle les stars unissent leur destin pour le meilleur et le pire ? 

 

Henry, comédien de « stand-up », magistralement interprété par Adam Driver et Ann, cantatrice de renommée internationale, lumineusement interprétée par Marion Cotillard, deviennent les proies consentantes de ce public. À faire de leur scène respective un laboratoire où leurs gloires vont s’entrechoquer.

 

La scène, le public, les média, forment une seule et même vague. Une lame de fond. Le personnage d’Henry surfe sur cette vague, tel un marionnettiste tenant au bout de son micro et jeu de scène ce fil qu’il pense pouvoir maîtriser à volonté. Un fil sur lequel le funambule feint d’ignorer l’idée même de la chute. 

 

Ann, talentueuse, aérienne dont la voix transcende les foules, est une tragédienne qui meurt sur les scènes du monde pour faire vivre et vibrer un public. Un public qui ira jusqu’à scander « Qui va désormais mourir pour nous ? », lorsque la réalité va transformer les scènes où Henry évolue.

 

Ann aime Henry, mais elle sent. Elle sait. Une ombre plane. L’infime peut tout briser. Mais l’amour est plus fort. Et quand cet amour s’imagine tout dépasser, il perdure dans un autre corps. Celui d’un enfant. 

 

Annette est le fruit ou plutôt l’objet de cet amour. L’incarnation hybride de tous ces jeux de miroirs. La création dans la création. La réalité dans la fiction. La fiction grimée en réel. Le théâtre dans le cinéma ou l’inverse. 

 

Mais Annette est une enfant qui reste à mi-chemin de la création et du réel. Pour devenir un être à part entière, elle doit se libérer de ses géniteurs. 

 

Annette est un Pinocchio au féminin dont la maturité glaciale la pousse à s’émanciper du monde qui l’a créée ; à l’inverse du Pinocchio de Collodi.  

 

En toile de fond, cette tragi-comédie musicale distille quelques clins d’œil qui nous renvoient à notre monde et à son actualité. Un monde qui a changé depuis une décennie. Un temps pendant lequel Leos Carax est resté en retrait. Un observateur tapi dans l’ombre, muet, mais attentif. Tellement attentif.

 

« Annette » est un grand moment de cinéma lumineux qui nous entraine dans un drame Shakespearien, remis au goût du jour, en nous faisant traverser un univers dont les artifices sont habituellement propices aux rêves. 

 

 

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