(…)
Maman.
Qu’est-ce qui t’arrive ? Est-ce à cause d’un homme ? Maman. Moi aussi
j’ai fait pleurer des filles. Maman. Je ne t’en ai jamais parlé, mais j’m’en
fous des hommes avec qui tu vas. J’aurais peut-être dû te le dire quand j’ai
commencé à grandir. Ça t’aurait peut-être aidée ? Pourquoi on ne se parle
pas plus souvent ? Tu lis trop. Et moi pas assez. Mais ça n’a pas rétabli
l’équilibre. On s’aime. On se le dit. Ça rassure. Mais qu’y a-t-il derrière ce
mot ? Pourquoi nous tient-il ? Qu’est-ce que tu gardes encore pour
toi pour qu’aujourd’hui je trouve ce mot singulièrement banal ? Presque
une routine. Un amour présent mais sans surprise. Peut-être y a-t-il eu trop de
silences ? Tu m’as laissé grandir trop vite, seul avec mémé. Tu croyais
que je savais tout. Même avant ma naissance tu me prenais pour un génie. À
l’école je t’ai fait déchanter. Mais tu n’as pas cédé. Tu savais que j’avais
quelque chose. Quelque chose que je ne voulais pas montrer. Mais c’est
peut-être toi qui l’as gardé. N’y as-tu jamais pensé ?
(…)
*****
(…)
Jean
s’approcha de la table et vint les saluer.
-
Salut
Raymond. Tu as ressorti le matériel ?
-
Tu te
souviens de ça ?
-
Ben
oui…
-
On est
déjà de vieux cons pour que tu ouvres la malle au souvenir ?
-
Qu’est-ce
qui te prend ?
-
Il
vient de perdre son père. Dit aussitôt Louis
-
Ah !
Excuse-moi Raymond…Je ne savais pas.
-
Il n’y
a rien à savoir. Je le connaissais à peine…Il n’est pas bon ton café. Tu n’as
pas une bière ?
-
J’te
ramène ça.
-
La
même chose pour nous. Lui lança Eléonore.
-
(…)
-
(…)
-
(…)
-
Tu
vois Louis…On est pareil maintenant.
-
Pourquoi
tu dis ça ?
-
Pour
te faire plaisir.
-
Non.
On n’a jamais été pareil. Je te l’ai fait croire. Toi tu le voyais ton père
et…je t’enviais.
-
Il
faut que mon père meure pour que tu me dises ça…T’es comme ma mère…Il a fallu
qu’il meure pour qu’elle me raconte des trucs.
-
Eh !
Vous n’allez pas vous engueuler.
-
On ne
s’engueule pas. Pour une fois qu’on se parle vraiment. Tu ne vas pas faire
comme ma mère.
-
Oh !
Ça va.
-
Oui ça
va. Laisse-nous parler.
-
Je
peux partir si tu veux ?
-
Non,
tu peux rester. Tu es jolie à regarder.
-
Tu as
de la chance d’avoir une bonne excuse.
-
Alors
je peux tout me permettre aujourd’hui. Même de te piquer à Louis ?
-
Qu’est-ce
que tu racontes ? Je n’ai jamais eu d’histoire avec Louis !
-
Oui,
mais lui il en crève.
-
Arrête
Raymond ! Je sais bien que tu as de bonnes raisons…Mais ce n’est pas une
raison…
-
Oh !
Tu en as du vocabulaire aujourd’hui !
-
Arrêtez
tous les deux. Ça suffit !
-
Tu as
raison Eléonore. Il faut qu’on arrête de faire les cons.
-
(…)
-
(…)
-
(…)
-
Vous
êtes déjà allés au cirque ?
-
Oui,
quand j’étais petit.
-
Moi,
je n’ai jamais aimé ça.
-
Pourquoi
tu dis ça Eléonore ?
(…)
*****
(…)
Arrivé
en bas de chez lui, Raymond eut l’envie soudaine de faire demi-tour.
Retourner place Saint Michel pour
parler avec ce type. Un étrange besoin de le revoir. Comme s’ils avaient encore des choses à se dire.
Eh ! L’école de la vie, ça conduit où ? Sur un trottoir?
(…)
*****
(…)
Ils
entrèrent dans le premier café. Thomas se dirigea vers le comptoir. Raymond lui
prit le bras et l’entraina vers la salle.
-
On
sera mieux là.
-
T’as
les moyens toi !
-
Non…J’ai
mes habitudes. Avec mes potes, on ne va jamais au comptoir. On ne peut pas se
parler de la même façon.
-
T’as
besoin de tes aises pour parler ?
-
Je ne
sais pas. Je ne me suis jamais posé la question.
-
On
voit que t’as été bordé toi.
-
Pas
tant que tu crois…Tu viens d’où ?
-
D’un
cabinet de médecin et d’un orchestre de chambre.
-
Qu’est-ce
que tu me racontes ?
-
Tu
veux savoir d’où je sors. Avant de te parler, les gens ils veulent ta pièce
d’identité, maintenant. Tu es de quel milieu social…Ah oui…T’es un cas
social ! Ça ne m’étonne pas que tu sois dans la rue. Et bien tu fais flop.
-
Eh !
Arrête ton délire. Je ne t’ai pas parlé de ça !
-
Tu
m’as demandé d’où je venais…Ça veut tout dire.
-
Je ne
pensais pas que t’étais susceptible comme ça !
-
J’ai
appris à me méfier…Et puis tu sais…On raconte ce qu’on veut. Mais à toi, j’ai
pas envie de raconter de craques. T’as été un chic type au Monoprix.
-
Oublie
ça.
(…)
*****
(…)
Raymond
marchait en direction du lycée. Lorsqu’il arriva à hauteur du pont Saint
Michel, il aperçut un attroupement inhabituel. Agglutinée au parapet, une foule
compacte avait les yeux rivés sur les berges. Il s’arrêta un instant pour
tenter de voir ce qui attirait tout ce monde à cette heure matinale. Il avait
dû se passer quelque chose de grave. Tous étaient silencieux et regardaient.
Il
réussit à se faufiler et finit par apercevoir le corps inerte d’un homme
allongé sur les pavés du quai de Seine. Il était entièrement recouvert d’un
drap. À ses pieds gisaient les restes froissés de ce qu’il croyait être une
couverture de survie. Un cordon de policiers empêchait les curieux d’approcher.
Les hommes de la brigade fluviale et les pompiers étaient également sur les
lieux.
Raymond
resta lui aussi les yeux rivés sur ce corps muet. Etait-il mort ? Cela en avait
tout l’air. Il se mit sur la pointe des pieds, espérant ainsi mieux voir. Cette
position ne lui en dit pas davantage. À quoi bon s’attarder ? Il
s’apprêtait à fendre une nouvelle fois la foule pour poursuivre sa route quand
un détail attira son attention. Le bras qui dépassait du drap portait les
couleurs familières d’une chemise qu’il crut reconnaître. Un frisson le
traversa. Ce n’était sans doute qu’une coïncidence. Lorsque l’on ne sait rien,
on invente et l’imaginaire s’empare du moindre indice.
(…)
*****
(...)
-
Toi
qui traines pas mal dans le coin…Tu n’aurais pas entendu parler d’une histoire
du côté des berges.
-
Une
histoire ? Quelle histoire ? Il y en a à la pelle, ici !
-
Ah
non. Tu ne vas pas recommencer avec lui ! Lui dit Eléonore.
-
Eh !
Attendez tous le deux. Je ne comprends rien à vos salades…Vous pouvez éclairer
mon phare ?
-
Ce
matin, il y a eu un mort sur les berges. Un type avec des baskets rouges et une
chemise à carreaux rouges et noirs…Enfin pas tout à fait…Ses baskets avaient
juste un liseré rouge. Lui dit Raymond.
-
Ah !
ah ! ah !
-
Qu’est-ce
qui te fait marrer ?
-
Si tu
crois que je reluque tous les morts des berges…Ah ! ah ! ah ! Quant
à leurs fringues…Ah ! ah ! ah ! Tu m’éclates ! …On voit que
la rue c’est une étrangère pour toi…La rue…Elle bouffe toutes les couleurs…Du
délavé. 100 %. Comme ça, pas de jaloux…Et quand les fringues sont bouffées, c’est
au tour de la peau. Moins tu te laves plus tu te protèges…Quant aux berges…C’est
une autre paire de manche...Là, tout est encore plus compliqué. Les
territoires…Déjà dans les rues…Je ne te raconte pas. Alors les berges…Et ton
liseré !…ah ! ah ! ah ! C’est quoi déjà sa couleur? Tu n’as
pas non plus la marque du parfum…Ça m’aiderait peut-être.
-
Tu
n’es vraiment pas drôle…Mais bon sang, essaie de te souvenir...Je suis sûr que
t’as entendu parler de quelque chose…Ça s’est passé à côté de chez toi. Ce
n’est pas possible que tu n’aies rien entendu…C’est tout frais de ce matin. Fais
un effort, s’il te plait. Aide-moi…C’est important.
(…)
*****
(…)
Thomas
craqua une allumette et ralluma la bougie maintenue entre deux pavés. Ce fut
sous cette flamme, vacillant sous un vent léger, qu’ils découvrirent le visage
d’une vielle femme aux cheveux cendrés, aux yeux verts et perçants, à la peau
recouverte d’une suie étrange, comme si elle avait ramoné toutes les cheminées
de Paris. Les trainées claires qui sillonnaient son visage étaient la trace de
rides rebelles qui s’efforçaient de raconter la force d’un vécu sous l’amas de
poussière qui tentait de les ensevelir.
Son
corps était entièrement emmitouflé sous d’épaisses couvertures. Ses cheveux,
tirés en arrière, étaient retenus par une ficelle dont les deux bouts
retombaient sur ses épaules. Ils faisaient penser à la corde effilochée d’un
vieux navire oubliée sur ce quai par un marin d’eau douce. Certaines mèches,
récalcitrantes à la discipline qu’elle tentait d’imposer à sa chevelure,
s’échappaient en ébouriffant par endroits cette élégance qu’elle s’évertuait
d’entretenir en ces lieux peu propices à l’accueillir.
-
Voilà
mes potes, La Pomme. Lui dit Thomas. Si tu peux les aider…C’est comme si tu
m’aidais, moi.
******
(...)
Louis
lui demandait de venir le rejoindre le lendemain au cimetière du Montparnasse.
Il ne fut pas surpris du choix du lieu. Il était l’endroit où ils avaient pris
l’habitude de se retrouver autour des tombes des écrivains préférés de Louis.
Parfois ils dérogeaient à leur parcours balisé et sillonnaient au hasard les
allées en quête de nouveaux auteurs.
(...)
*****
(…)
-
Je
suis souvent venu ici, sur ce banc, sans toi. Les pierres ont fini par me dire
des choses…Et puis elles se sont tues parce que je n’ai pas voulu. J’entendais
comme une voix intérieure qui me disait…au lieu d’admirer tous ces grands qui
sont désormais des gisants, c’est le moment de prendre ta plume, toi qui es
vivant. Tu as assez lu. Trop même. Il est temps. Grand temps…Mais comme tu
sais, les mots tracés m’ont toujours tétanisé dès qu’ils venaient de
moi…Jusqu’à ce jour où je me suis retrouvé seul, chez Jean. J’étais si
désemparé que j’ai soudainement eu le sentiment que toutes les pierres du
cimetière venaient à mon chevet. Chacune me parlait. Ce que j’entendais était
confus, mais magique. Toutes ces voix me parlaient d’elle. Je me suis fait
violence et j’ai sorti le cahier de cours que j’avais. J’ai dégoupillé un
stylo…et j’ai tout fait sauter chez Jean. Je me suis mis à écrire comme un fou.
Et plus j’écrivais, plus j’avais envie d’elle. Sous ma plume elle
s’incarnait…Mes mots devenaient des notes de musique qui la faisaient danser.
Et plus elle dansait, plus elle se dénudait. À moi seul elle s’offrait. Rien ne
pouvait rompre ce charme. Pas même Jean venu à ma table. Il m’a parlé. Je ne
lui ai pas répondu. J’ai continué à écrire. Il a fini par s’éloigner. Je ne
sais pas comment je suis rentré chez moi. J’étais fou. J’ai traversé Paris dans
la fournaise d’un corps que je n’arrivais plus à maitriser. J’aurais pu
m’enfoncer seul dans ce désir insolite, m’engouffrer dans cette vacillante
douceur extatique, mais j’avais besoin de sentir le réel de tout ça…Tu vois que
ça peut aussi m’arriver !…J’ai pris avec moi mon argent de poche et je
suis allé les voir…C’était le seul endroit où je pouvais la retrouver.
-
De qui
tu parles ?
-
De ces
femmes qui sont sur les trottoirs et qui te donnent ce que tu n’arrives pas à obtenir
des autres…Elles font tout ce que tu veux…pour quelques billets. Certaines ont
même pitié et te font le tarif étudiant. C’était ma façon de me tuer…Oui…Je
suis lâche…Je n’ai pas osé me toucher, ni m’éliminer…Je ne voulais pas la
profaner…
(…)
*****
(…)
Les
gens s’agglutinaient dans cet espace réduit pour lire. Parmi eux une jeune
femme tenait un enfant par la main. L’enfant ne s’intéressait pas à la lecture.
Il la tirait par la main pour voir les images. La mère de Raymond s’approcha de
l’enfant. Elle regarda longuement la femme qui s’en aperçut et rougit
légèrement. L’enfant s’impatientait et soudainement des mots sortirent de la
bouche de cette femme.
-
Attends
Raymond. Laisse-moi finir de lire ou vas-y tout seul.
À
cet instant l’enfant lui lâcha la main et se dirigea vers les images qu’il
voulait voir. La mère de Raymond en profita.
-
Vous
avez bien fait de lui rapporter son appareil photo.
-
Vous
vous souvenez de moi ?
-
Je
n’ai pas oublié le regard de Raymond sur vous ce jour-là.
-
Je ne
voulais pas venir, mais c’est mon ami qui a insisté.
-
Où
est-il votre ami ?
-
Il est
resté dehors fumer.
-
C’est
votre enfant ?
(…)
*****