dimanche 12 mai 2019

"Les portes du silence", roman - adaptation de la version verticale intitulée "Le goût de l'autre"

Résumé
Lorsque l’amour nous tient au corps, certitude que l’âme a retrouvé sa voie ou la silhouette d’un tracé qui y conduit. 
À se donner à démesure, à se laisser posséder en son entier par les tissures geôlières de ce grand mystère. 
Et sans chercher à en comprendre la nature, on devient cette force qui nous transcende et nous entraîne au-delà, bien au-delà de nous-mêmes.
Que s’est-il passé ? Rien, hormis cette alchimie qui donne aux peaux l’incommensurable goût de l’autre. Ce goût qui vient du tréfonds de l’être et féconde les chairs d’une essence absolue. Ce goût plus fort que soi, plus fort que le temps et la mort. Ce goût qui infuse en nous à griser nos papilles d’une succulence éternelle. 
Le maintenir en son écrin. Rester à l’intérieur. L’autre y sera toujours. 
L’éternité n’est qu’un désir de trop, à en faire oublier la véracité du seul instant. 
Au-delà de l’imaginaire, la puissance du réel. 
Aimer à se croire à l’abri de tout danger. À en avoir oublié que l’autre était aussi un autre.
Ce roman raconte les tranchées de l’amour à travers les destins croisés de deux femmes entre Paris et Tokyo où chacune explore les limites et les forces de cet amour qui les possède. 
De la passion au deuil. Du désir à l’amnésie, en passant par l’attente, l’absence, un trop plein de présence ; jusqu’à atteindre ce seuil où pas même l’imaginaire n’aurait osé leur murmurer.
Une traversée aux frontières des mondes, de l’être. À les franchir ou à rester seul sur sa rive. 
La douceur ou la douleur du réel. Avoir aimé à perdre, à retrouver, sans parfois en savoir plus.

Extraits :
(…)
Lorsqu’elle arriva au Bar où Mieko lui avait fixé rendez-vous, Violaine scruta la salle du regard. Elle n’y était pas. Elle fouilla dans son sac pour chercher le papier sur lequel elle avait inscrit l’adresse et le nom du café. Elle tomba sur l’éventail et le regarda d’un air attendri.   

Elle n’eut pas le temps de s’y attarder, elle sentit une main effleurer son épaule. C’était Mieko. Elle avait le visage maquillé comme celui des geishas. Elle portait un kimono de soie noire. Sa taille était ceinturée d’une étoffe blanche faite dans un même tissu. C’était la première fois qu’elle la voyait en tenue traditionnelle. Elle ne put dissimuler son étonnement. 

(…)

Elle fit signe à Violaine de la suivre et l’entraîna dans un coin retiré. Elles s’installèrent autour d’une table imposante et massive. La distance était là. Son vernis noir laqué contrastait singulièrement avec le drapé blanc des fauteuils. Mieko semblait avoir choisi ce décor pour s’y fondre.

Violaine ne put s’empêcher de penser à une mise en scène où la douleur chercherait l’endroit idéal qui lui ferait écho pour véritablement prendre racine. 

De la place où elle était assise, elle pouvait contempler derrière de grandes baies vitrées la beauté paisible d’un jardin. Les vitres, légèrement tintées, estompaient la lumière crue du dehors. L’un des battants était entrouvert. Le bruit sourd et apaisant de l’eau glissait derrière les carreaux. La paix d’un instant coula dans ses veines.

La serveuse s’approcha de leur table. C’était l’heure du thé. Un thé au Jasmin ferait l’affaire pour elle. Mieko répondit qu’il n’y avait plus d’heure. Elle demanda un verre de saké. Aucune n’était dupe du regard de l’autre. 

(…)

Son avion avait quitté Tokyo Narita. Les hôtesses s’affairaient à la préparation du service. Violaine suivait religieusement les lignes des idéogrammes dessinés par Kimawata. Chaque tracé racontait une histoire millénaire.

Les mystères du monde étaient là, à portée, sans pouvoir rien saisir. La plus infime courbe lui murmurait qu’au-delà…Le silence jamais muet. 

Elle était comme une enfant au bord d’un lac qu’il lui faudrait traverser sans savoir nager. La force de ces caractères lui faisait oublier là où elle se trouvait. Lorsque les hôtesses arrivèrent à sa hauteur pour servir le repas, l’homme qui était à ses côtés et qu’elle n’avait pas remarqué, attira son attention. Son regard perçant, laissa en elle une empreinte furtive. Elle ne put s’empêcher de le trouver séduisant. Son visage lisse brouillait les repères du temps comme s’il pressentait sa fuite. Son regard s’accrocha intensément, presque trop longuement.

Océan de lumière. Un vert bleuté s’abattait soudainement sur elle dans la force subtile d’un effleurement, comme un apprivoisement. Difficile de s’en détacher. Il s’adressa à elle en japonais, alors qu’il ne l’était pas. 

Elle s’excusa de ne pas comprendre.

-    Pardonnez-moi…Vos idéogrammes auxquels vous êtes si accrochée depuis le décollage m’ont fait penser que c’était pour vous une langue familière.
-      Non…
-      Vous semblez revenir de bien loin…
-      Je m’accroche…à des lignes offertes.
-      Hmm !

Pourquoi cette voix la poussait-elle d’emblée vers l’intime ? 

Elle lui sourit. Un sourire de convenance. Une envie de s’échapper. De s’arrêter là. Comme au beau milieu d’une phrase. Un ardent désir d’entrer dans le silence. De puiser en ces signes, miraculeusement rescapés des flammes, un indice. À lui ouvrir le pan d’un voile. Les prémices d’une réponse à tous les absurdes des parfois de la vie. Mais devant ces idéogrammes, quelle autre impression que celle de sombrer à redevenir page blanche. Ces tracés lui murmuraient la fragilité de l’être.

(…)

Au moment où l’hôtesse s’approcha pour débarrasser leur plateau, elle remit les écouteurs et finit par s’endormir. Combien de temps s’était-il écoulé ? Il la réveilla. S’excusa. Il avait besoin de se lever.

Sortie de sa brume, elle lui sourit. Une fois seule, les yeux grands ouverts, elle s’attarda sur son siège vide. Il avait laissé son livre entrouvert à l’envers. Son pull posé négligemment sur le siège l’empêchait de voir de quelle œuvre il s’agissait. Elle ne put apercevoir que quelques lignes qui dépassaient des mailles. C’était un livre écrit en japonais. Tout du moins, elle le supposait. Elle s’aventura plus audacieusement. Son regard ne trouva qu’une bouteille d’eau à moitié vide et quelques journaux froissés, glissés dans la pochette située devant son siège.

Le long de la paroi de l’avion, une sacoche noire était posée. Elle aimait l’élégance du peu qu’elle entrevoyait. Une envie soudaine de toucher ce pull marine. Le soyeux. La finesse des mailles…Comme un appel à la vie. 

Pourquoi s’attardait-elle ainsi dans l’espace intime de cet inconnu ? Se rendormir. Impossible. Il allait revenir et elle n’avait plus sommeil.  

L’intensité de son regard s’infiltrait comme une goutte de rosée dans sa gorge desséchée. Elle remontait lentement à la surface à une heure où l’avion était enveloppé dans un profond sommeil. Les corps s’abandonnaient le temps d’une traversée. Et lui ? Que faisait-il ?

Pourquoi l’envie soudaine d’ouvrir une cage ? Juste pour voir. Savoir ce que l’on sait déjà. Une illusion de l’instant.

Cette étincelle réveillait d’anciennes braises

Elle n’avait pas éprouvé pareil trouble depuis ce fameux soir avec Benoît au Monteverdi. Pourquoi avait-elle accepté d’aller dîner avec lui, alors qu’elle le savait amoureux d’elle ? Sans doute les premières longues absences de Jochen à chercher une réponse dans l’étrangeté de la nuit. La lueur d’une trace qui rappelle. 

(…)

Il avait repris sa lecture. Elle n’arrivait plus à dormir. Elle se risqua à lui demander ce qu’il lisait. Son sourire, sa pause avant de lui répondre, ressemblaient à des victoires qu’il voulait savourer.

Il s’agissait d’un texte ancien. Anonyme. D’un auteur japonais pour lequel les spécialistes se battaient à coups de congrès. Une majorité s’accordait à en attribuer la paternité à un moine Bouddhiste du XVIIe. Il y avait bien quelques documents dans la bibliothèque d’un monastère qui pourraient le laisser croire. Mais certains de ses propos faisaient douter d’autres clans. Peu lui importait qui l’avait écrit. L’anonymat d’une œuvre lui donnait une force particulière. L’enjeu n’était plus l’auteur, mais ce qu’il cherchait à dire sans aucune autre contrepartie que le partage d’une pensée à méditer. Plus aucune image à faire reluire. Aucune trace égotiste à entretenir. Les mots en leur pure essence.

Elle s’engouffra dans la brèche. Ils dissertèrent sur l’acte du non signé. Ce qu’il disait par moments était l’ombre parfaite des mots qu’elle aurait pu prononcer. Un écho intérieur. Il l’avait suivie là où nul autre. Pas une seule fois, elle n’avait éprouvé pareille proximité avec Jochen. La force des peaux conduisait ailleurs.

Le temps s’écoulait. Les annonces des turbulences les faisaient rire. Pas un seul instant ils ne parlèrent d’eux. Elle eut envie d’en savoir plus sur ce livre dont il évoquait si bien l’histoire. Elle voulut en entendre sa lecture. Certains morceaux choisis par lui. Il ne se fit pas prier.

Chaque mot était une histoire dont l’universalité bouleversait son intérieur. Il poursuivit ainsi longuement. Elle le recevait, suspendue à sa voix comme si rien d’autre. Il finit par s’arrêter, par s’excuser. Il était tellement passionné. Il devait l’ennuyer avec ces vieilles histoires. Non. Au contraire. 

Ce texte ressemblait à un long poème. Ce n’était pas une ressemblance. Mais de la poésie qui subtilement se dissimulait sous le masque de la prose. Se déguiser pour ne pas effrayer. Lorsque la profondeur remonte à la surface, elle doit y mettre les formes pour que le regard s’y pose et l’être s’interroge.

Si la nuit des temps porte les couleurs du verbe des poètes, les époques se fardent de la prose pour faire passer les choses.

(…)

                                                          *****