dimanche 10 mars 2024

"LES CARNETS DE SIEGFRIED", UN FILM DE TERENCE DAVIES

Carnet de vie. Carnet de mort. Le corps traverse l’histoire. Le corps victime de l’histoire. Le corps se révolte. Le corps désire. Les temps ne sont pas propices. 

 

Ces carnets ont pour toile de fond la première guerre mondiale et le spectre de la seconde. Cette grande histoire collective que quelques-uns décident pour l’ensemble… Mutilation des destins. Désobéir, refuser de cautionner cette boucherie. Ces carnets, d’une histoire individuelle, sont des pages ouvertes sur toutes ces questions. Des pages sur lesquelles le traumatisme mortifère de la guerre donne singulièrement vie à la poésie. 

 

« Les carnets de Siegfried » sont ceux d’un poète britannique oublié, Siegfried Sassoon, devenu objecteur de conscience, après être revenu du front lors de la guerre de 1914 ; révolté et traumatisé par tous ces corps emportés, le plus souvent dans la fleur de l’âge. 

 

Corps sacrifiés avant d’avoir pu vivre le temps de l’amour et des plaisirs. Quant aux survivants, ils ne sont que chairs brisées, mutilées, esprits torturés. Les morts vivants de temps qui ne sont plus les leurs. La guerre annexe les chairs et meurtrit l’âme. 

 

Chair à canon. Chair regorgeant de désirs. La partition de cette survie s’inscrit sur les pages du carnet du poète où les vers et le sexe deviennent des lucarnes lumineuses, parfois elles aussi douloureuses. 

 

Le cinéaste Terence Davies, alterne les temps et les époques et parfois les superpose dans la grâce d’un montage pelliculaire où des images en noir et blanc, évoquant le front, répondent magnifiquement aux images en couleur, incarnant les guerres intérieures de ce jeune poète.

 

Jugé par sa hiérarchie, protégé par les siens, lui évitant la cour martiale, il sera un temps envoyé en hôpital psychiatrique. Il y rencontrera un médecin à l’écoute, par moments étrangement miroir apaisant. Il y fera surtout la rencontre du jeune poète Wilfred Owen dont il tombera amoureux. 

 

Les chairs aiment la vie, le sexe et la poésie, mais la guerre sépare les corps et ne laisse pas le temps à l’amour d’être pleinement vécu. Demeurent la douleur et les vers. 

 

À travers l’histoire de ce poète oublié, cet ultime film de Terence Davies, mort à l’automne 2023, nous offre la résurrection d’un passé, tel un héritage testamentaire. 

 

Bien au-delà du miroir contemporain que nous tend Terence Davies, cet ultime film est une magnifique partition cinématographique. Une création mémorielle qui redonne à la poésie, au désir et à l’amour, tout ce que l’horreur des guerres ôte à l’humain. 


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samedi 27 janvier 2024

POÉSIE, J'ÉCRIS TON NOM

Poésie, j’écris ton nom

Car je lis partout

 

Propriété privée

 

Poésie, j’écris ton nom

Car dans le silence des espaces blancs

S’échappent des cris d’autres temps

 

Certains t’étiquettent sur leurs manchettes

Et machette à la main

S’autoproclament

Cerbères de tes vers

 

Zone occupée

Temps indéterminé

 

Excommuniés

Tous ceux qui ne sont pas 

 

Et pourtant

De la prose aux mains sales

Les vers en ont vu d’autres

 

Poésie, j’écris ton nom

Car à l’instar du soleil

Tu éclaires sans distinction

Le palais des merveilles

Le caniveau recouvert d’excréments

 

Poésie, j’écris ton nom

Car des tribunaux d’anciens temps 

Sont érigés en ce nom

 

Quand le mirage de l’entre-soi 

Altère les plus nobles causes

L’ère tribale devient cannibale

 

Mais tout cela

Oui, tout cela

Ce n’est plus toi

 

Tout cela

Oui, tout cela

Ne te ressemble pas

vendredi 26 janvier 2024

"THE ZONE OF INTEREST", UN FILM DE JONATHAN GLAZER

Le film de Jonathan Glazer « The Zone of interest » (La Zone d’intérêt) est un choc cinématographique. Ce chef-d’œuvre, d’une puissance « sourde », nous propulse dans le périmètre d’un espace clos où le hors-champ deviendra « visible » grâce à la bande son.  

 

Là où Hannah Arendt parle de « banalité du mal », Jonathan Glazer, lui, filme la banalité d’un quotidien dans la matrice et les viscères de ce même mal.

 

Le quatrième long-métrage de ce cinéaste, bien trop rare, nous conduit de l’autre côté du mur du camp d’Auschwitz, dans l’enceinte quotidienne de la demeure où vit Rudolph Höss avec sa famille.

 

Tout ce qui se passe de l’autre côté de ce mur gris, réhaussé de fils barbelés, restera hors-champ. Ne seront visibles à l’image que le faîte des baraquements jalonnant ce mur et une cheminée. La caméra restera d’un seul côté du mur, celui où le quotidien de la famille Höss va se dérouler dans l’indifférence de l’horreur qui l’entoure. Seule la fumée viendra par intermittence « troubler » la quiétude des lieux. 

 

Dès le générique début nous pénétrons dans une zone grise. Lorsque s’inscrit le titre du film, les lettres qui le composent sont peu à peu absorbées par un fond gris, jusqu’à leur effacement total ; nous laissant face à cette couleur dont l’unique présence envahit l’écran un temps qui semble infini.

 

Césure. Le premier plan s’ouvre sur l’univers bucolique de la famille Höss qui se prélasse au bord de l’eau. La bande son est minimale, laissant la pleine place à une image silencieuse. 

 

Chaque plan va peu à peu nous renvoyer l’atmosphère d’une vie programmée dans la méticulosité d’un quotidien où Hedwig, la femme de Höss, interprétée par Sandra Hüller, va régner sur « son Éden », comme elle qualifiera leur demeure, pendant que son époux règne en maître bourreau sur le camp d’Auschwitz.

 

L’image a beau ne rien nous montrer de ce camp, le diable est dans les détails. Et certains renvoient symboliquement à tout ce qui se passe de l’autre côté du mur. Il y a notamment cette piscine, qui fait la fierté du couple, et au-dessus de laquelle retombe, comme une fleur fanée, une pomme de douche. 

 

Un soir, lorsque toute la famille est couchée, le personnage de Rudolf Höss, interprété par Christian Friedel, déambule dans le jardin et referme d’un geste machinal le robinet de cette douche que quelqu’un n’a pas bien refermé. Un peu comme si rien, absolument rien, ne devait perturber l’ordre des lieux, ni troubler le sommeil de cette famille.

 

Cette piscine est aussi un marqueur temporel des saisons. L’été finit par céder sa place au plein hiver. L’eau du bassin est gelée. Les enfants jouent avec la neige. L’un d’eux évoque sa bravoure d’avoir affronté ce froid pour le simple plaisir de jouer avec cette neige qu’il aime tant. Si rien d’autre n’est dit, tout est dit par cette image qui parle d’elle-même. D’instinct, cette neige, ce froid, la glace, nous propulsent implicitement de l’autre côté du mur.

 

Si le jour, Hedwig Höss règne en maîtresse de maison sur cette demeure, la nuit, le maître et bourreau des lieux, en devient l’unique protecteur.

 

Une scène en souligne le mécanisme pathologique, lorsqu’à la nuit tombée Höss éteint une à une les lumières de chaque pièce, alors que tous dorment. Tout le temps que va durer cette scène, la caméra restera à l’extérieur, filmant en plan fixe la façade de cette demeure dont la vision intérieure n’est visible que par les ouvertures que laisse entrevoir chaque vitre éclairée. Dans le périmètre de ce plan fixe, un seul mouvement, lent, rituélique, celui de Höss se déplaçant d’une pièce à l’autre, jusqu’à cette montée d’escalier le conduisant à sa chambre, où il finira par éteindre une ultime lumière… Fondu au noir sur la nuit sombre d’Auschwitz.

 

Une autre nuit, on le suivra dans un mouvement névrotique similaire, cette fois à l’intérieur de la maison où il refermera méticuleusement un à un tous les verrous de chacune des portes menant vers l’extérieur ; inversant ainsi dans son propre espace, la notion de menace et de danger.

 

Ce film nous conduit au cœur d’un univers totalement déshumanisé, auquel la femme de Höss non seulement contribue, mais va s’accrocher ; au point de ne pas suivre son mari le temps de sa mutation provisoire. Ce seul temps, sera celui où la caméra suivra Höss dans un espace extérieur à sa demeure familiale. 

 

Cette atmosphère terrifiante de déshumanisation du couple Höss est un mal qui semble avoir contaminé l’ensemble de la famille. Les dents d’or qu’ausculte l’aîné avec une lampe de poche, la nuit dans son lit, est une scène aussi glaçante et déconcertante que cette autre scène où l’un de ses jeunes frères, dérangé dans son jeu par ce qu’il entend à l’extérieur, s’approche de la fenêtre de sa chambre et finit par marmoner mécaniquement sa propre sentence sur ce que lui renvoient en son imaginaire, les sons et cris qui proviennent du camp. Il retournera à son jeu, comme si ce qui se passait de l’autre côté du mur en faisait partie !

 

Jonathan Glazer plante sa caméra au cœur d’une plaie, celle d’un mal que l’on croyait avoir vaincu. Mais en ces temps, où le populisme se banalise, où certains réécrivent l’histoire, à faire fi du travail de mémoire, de nouveaux murs s’érigent. Et les plaies s’ouvrent une à une. Demeure la puissance mémorielle de la création… comme un baume.

 

 

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