lundi 16 mai 2022

EXTRAIT D'UN JOURNAL - À LA CROISÉE DES ARTS, UNE TRAVERSÉE VÉNITIENNE

Venise accueille en ses veines fluviales les artistes de tout temps. Espace ouvert où les frontières se diluent, où les ruelles transforment les pas nomades en d’intemporelles silhouettes. Chacune traverse ponts et passerelles, laissant ici et là quelques empreintes éternelles. 

 

Présences millénaires. Symbiose des mondes et des matières. La beauté et l’art… Un héritage en partage. 

 

Cette traversée se forge dans une lumière lagunaire où les ombres en communion deviennent des alcôves méditatives.

 

D’un pont l’autre, les eaux silencieuses. D’un pont l’autre, les eaux s’animent au rythme des embarcations. Va-et-vient aquatique. Allegro, andante, pianissimo. Variations des partitions au fil des flots. 

 

Glissements, bruissements, chuchotements, s’éveillent de nouveaux langages. Les eaux semblent soudainement en résonance avec ce papier à la blancheur sibylline qui se laisse sculpter, modeler, apprivoiser, sous les mains de l’artiste Claudine Drai. 

 

Elle est là, au cœur de la ville qui accueille son monde en ce mois d’avril 2022. Une exposition au Palazzo Franchetti où ses présences blanches offrent leur part de mystère aux visiteurs. 

 

Silhouettes silencieuses, ces êtres de papier ne sont pas là par hasard. L’artiste a traversé des mondes, les yeux fermés, pour mieux sculpter cette lumière qui s’échappe de toutes ces feuilles blanches. Sculpter la lumière. Peu à peu des êtres en devenir prennent forme. Ils ont toujours été là. Quelque part. Il suffisait d’une main pour sentir, saisir, accomplir. 

 

Telles des apparitions, ces corps de papier venus de la nuit des temps, écrivent l’histoire universelle qui se dissimule dans la blancheur des pages. 

 

Si l’écrivain sait que la page n’est jamais blanche, qu’elle est porteuse de mémoires anciennes, Claudine Drai sait que le papier blanc est porteur de présences. Elle cherche. Elle sent. Elle explore. Sculpte et trouve. Quelque chose est là, dans un pli en devenir, dans cette sensation sibylline qui pénètre les paumes à cet endroit particulier du papier.

 

La vie a repris racine sous les doigts du sculpteur, faisant écho à des mots d’un autre temps. Étaient-ce ceux tracés sur une page blanche par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche ? : « Il n’existe au monde qu’un seul chemin sur lequel nul autre que toi puisse passer. Où mène-t-il ? Ne le demande pas, suis-le. » 

 

Ce chemin, le cinéaste Wim Wenders l’a suivi. Et ses pas l’ont conduit vers les œuvres de Claudine Drai. Un appel du grand large. Un murmure entendu dans le bruissement des ailes de tous ces anges blancs. Wim Wenders connait bien les anges. 

 

De cette rencontre un film est né « Présence ». Un « ovni », comme l’a qualifié le cinéaste lors de l’avant-première à Venise le 22 avril 2022 au Multisala Cinema Rossini. Une installation cinématographique en 3D. Une vision tridimensionnelle du monde de Claudine Drai, permettant de s’approcher au plus près de ses êtres de papier dont les corps laissent entrevoir la superposition des temps, des espaces et dimensions. 

 

Le film s’ouvre sur un écran blanc. Voile tutélaire, la pellicule s’imprègne d’une matière vivante. Sommes-nous à l’origine des mondes ? Là où l’être prend forme dans la matière ? Une voix off « apparaît ». C’est celle du cinéaste. Cette voix traverse cette blancheur cristalline. Des mots s’échappent : « L’écran est blanc. Tout blanc. Vide. Un lieu d’attente, de désir. Le blanc évoque la pureté, l’innocence, l’infini, le sacré. » Et puis viennent d’autres mots : « Tout disparaît. Il faut se dépêcher si l’on veut voir quelque chose. » 

 

Voir. Le voile se soulève et la caméra révèle. Gros plan sur un arbre. Ses branches, encore dépourvues de feuilles, nous frôlent dans cette dimension 3D. Il suffit de tendre la main pour effleurer ses bourgeons. 

 

Source matricielle de la page blanche, l’arbre finit par fleurir. La caméra traverse le temps et les saisons. Elle nous propulse au cœur du jardin du Palais Royal à Paris. Un lieu où les mots des poètes sont peints en blanc sur le dos des bancs. Colette est là. La voix off du cinéaste se greffe dans le mouvement de ce travelling qui fait corps avec ce jardin et ces vers blancs. Cette voix nous rappelle que Paris fut « la ville de la poésie et de la page blanche pour beaucoup d’artistes ». 

 

La caméra prend soudainement son envol. Elle s’élève vers des hauteurs, comme si elle était portée par les ailes d’un ange. Des ailes qui nous conduisent dans les salons du premier étage du restaurant Le Grand Véfour. C’est là où l’on découvre les œuvres blanches de Claudine Drai. Un autre envol. 

 

Premiers plans sur un monde aérien. Les êtres de papier ont trouvé leur espace dans l’élégance de ce restaurant étoilé. Leurs présences intemporelles embellissent les lieux d’une quiétude éternelle. 

 

D’un plan l’autre, nous nous retrouvons dans l’atelier de l’artiste ; cet écrin où l’intime se crée sous nos yeux. Le papier plissé, caressé, froissé, façonné, emplit la bande son de présences en éclosion. Magnifique partition.

 

La caméra poursuit son voyage vers d’autres lieux. Des lieux publics où des œuvres de Claudine Drai ont trouvé leur terre d’accueil. Des espaces où ses êtres de papier se sont définitivement installés et observent silencieusement les humains qui les traversent ; comme ce hall d’accueil de l’hôpital Saint-Camille à Bry-sur-Marne ou ces lieux de prière du terminal 2F de l’aéroport Charles de Gaulle. 

 

Des espaces publics aux lieux privés, la caméra de Wim Wenders nous fait franchir des seuils, à nous retrouver dans l’intime des collectionneurs. Cet intime où le monde blanc de Claudine Drai a trouvé demeure. 

 

Par moments, nous revenons dans l’atelier. La bande son devient une voix intérieure, celle de l’artiste en dialogue avec son monde ; une voix off d’où s’échappent des mots issus des pages de ses carnets : « Nous sommes comme enfermés en nos propres images », « Le monde se trouve et se perd au même instant ». 

 

Le dernier plan du film est le regard que pose ces êtres de papier sur notre monde. Les présences blanches de Claudine Drai, tels des dieux veillant sur les humains, contemplent en plongée les silhouettes des voyageurs pressés, en transit. Des ombres qui traversent l’aéroport Charles de Gaulle. 

 

Sur cette image, la voix du cinéaste revient une ultime fois pour rappeler, comme un clap de fin méditatif, que le mot japonais « Kami » signifie à la fois « Dieu » et « Papier ».

 

La page blanche n’existe pas. Elle est un palimpseste qui dissimule des kyrielles de présences mémorielles. Mais les mots deviennent des corps fanés avant d’avoir pu effleurer le monde blanc de Claudine Drai. 

 





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